Manque de Cap
Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de mon… à narrer les fabuleuses tribulations de… Non. Ça sonne faux. Genre vieux bouquin qu’on nous obligeait à lire à l’école… C’est pas moi. À ma façon, je vais le faire. Trop important. Bref. J’ai une histoire à raconter. Celle de Cap.
Cap, c’est un animal pas banal. Il m’a jamais quitté, depuis que je suis né. Cadeau de ma daronne. Le premier. Le plus beau. Sûr qu’elle s’est saignée pour le payer ! Partout, il m’a accompagné. Il me jugeait pas, lui. Je le connais par cœur : sa longue tête, ses yeux malins, ses cornes pointues, ses sabots, sa queue de poisson qui s’enroule derrière son cul… Cap, c’est un capricorne. Un vrai ! Pas la saloperie d’insecte, non ! La créature mythique, quoi. Gravée en relief sur une bizarre médaille, style médiator, au bout d’une chaîne en argent. Gros comme l’ongle de mon pouce. Je sais pas où ma mère a trouvé ça. Ni pourquoi. Mais on a tout partagé. Le lait trop chaud de mon biberon, les boutons de varicelle, les câlins de ma mère. Aussi la chaleur du soleil, la sueur acide au sport, le sang pissant de mon nez ou de ma bouche après les bagarres. Jamais je l’ai enlevé. Quand j’ai les nerfs, je prends Cap entre mon pouce et mon index et je le frotte. Tous ses détails, je les sens. Ou je le bouge de droite à gauche le long de sa chaîne, accrochée à mon menton. Le cliquetis métallique me calme. Eh ouais, je connais des mots compliqués et je sais écrire des phrases de bourge, si je veux…
Au collège, une petite pétasse elle trouvait que Cap faisait beauf : je lui ai craché dessus. Son copain voulait la défendre : je lui ai pété sa gueule. Moi, j’ai rien dit sur leurs croix, leurs mains de Fatma. Rien à foutre de leurs dieux, de leurs saints, de leurs prophètes, de toutes ces conneries. Ils ont fait quoi, ces super-héros tout puissants, quand ma mère est tombée malade ? Ils étaient où ? Elle travaillait, genre, sans arrêt. Le ménage chez des gens pleins de thunes. Ou dans des bureaux. Tôt le matin, tard le soir. Un peu partout. Trajets. Produits chimiques sur la peau, dans les yeux. Fatigue. Tous ces connards qui faisaient semblant de pas la voir. Les salauds qui lui mettaient une main au cul, la coinçaient dans un ascenseur. Jamais un merci. Rarement un bonjour. Et sa honte à elle, À ELLE ! face aux autres parents à la sortie de l’école… Tout ça pour vivre à peine, tous les deux. Et pas dans la grande ville, hein ; pas non plus dans un joli village de campagne. Une cité miteuse de banlieue triste. Des tours entre un McDo et un rond-point. Plus de dealers que de lampadaires. Il fallait montrer ses papiers pour rentrer dans son appart et plus sortir après 21 h. Des machines à laver éclatées sur le béton après une chute du troisième. Je parle même pas des caddies volés au supermarché d’à côté ou des bagnoles cramées. Ma mère, elle, elle supportait tout ça. Elle acceptait. Pour que je m’en sorte, qu’elle répétait, pour que j’aie une chance de faire mieux qu’elle. Ça oui, elle s’est battue. Mais ce putain de cancer, il a gagné. J’avais 13 ans. J’avais plus rien. J’ai pleuré sur Cap, à le noyer. Les dernières larmes de ma vie, je me suis promis.
Là, la totale : assistantes sociales, pédo-psy, famille d’accueil. Bande de blaireaux ! Ils voulaient tous m’aider, ils disaient. Quelle blague ! Cap, il les regardait en souriant, sans rien dire. Ils comprenaient que dalle. J’avais la haine. Et Cap comme seul souvenir. Plus rien d’autre. Jusqu’à ce que j’intègre la Team. Des potes. Avec la rage, comme moi. La rage contre tout. On avait nos raisons, pas besoin d’en parler. On savait. Au lieu d’aller en classe, on traînait. Juste pour se marrer, on piquait des trucs. Quand on « trouvait » des bouteilles, on se planquait dans un coin le soir –une cave, un parking– et on faisait tourner. Cap y goûtait quand ça coulait trop du goulot… Sinon, on brûlait des poubelles, on caillassait des arrêts de tram. Après c’était cache-cache keufs ! Des fois, c’est eux qui gagnaient… et ça se passait mal.
Une fois, on est allé à la fête foraine. J’ai dragué cette Gitane bien foutue, fascinée par Cap. Elle kiffait l’astrologie et les grands blonds trop minces. Quand son frère l’a vue en train de me sucer derrière leur caravane – ah, l’odeur des churros ! Les lumières flashantes des manèges ! La musique à fond ! Quel pied !– il a voulu me suriner. La lame de son schlass a ripé sur Cap. La balafre, on l’a tous les deux pour se rappeler. Le Gitan, lui, il a perdu trois dents. Je l’ai mis minable. Et j’ai fini de baiser sa sœur. Cap tapait en rythme sur ma poitrine. Il applaudissait.
Un jour, enfin, l’école m’a plus voulu. Direction un CAP mécanicien auto. Un signe, j’ai pensé : Cap, CAP… Et puis, les bagnoles, j’aimais bien. Cap et moi, on a trempé dans l’huile, la graisse, la fumée des pots d’échappement, l’acide des batteries. Ça endurcit, ils rigolaient, les mecs du garage. Ça abîme, surtout. Y’a qu’à voir leur gueule. Mais pour les gars de la Team, j’étais un bonhomme. D’ailleurs, je me suis fait tatouer. Cap s’enroule autour de mon biceps. Dessous, la date de la mort de ma mère.
J’étais un gars sûr, la Team savait ça. Donc ils m’ont mis sur un coup. De base, je devais juste être chauffeur. Forcément. Je pouvais piquer une caisse et je conduisais façon Fast and Furious –même si j’avais pas encore l’âge. Une heure avant, un des gars s’est dégonflé. Changement de plan. Il fallait que je sois du braquage du tabac-presse. On partirait en courant, chacun d’un côté. On se retrouverait dans une planque pour partager le butin. On était trois. Dylan avait acheté un petit calibre à un dealer de la cité. Kevin et moi, c’est juste nos crans d’arrêt qu’on avait. Le plan, simple : on menace, on prend le fric, on se casse. Cagoule et gants noirs, vêtements sans rien qui se remarque. Un coup de whisky et fini le trac ! Dylan a braqué le gonze : le gonze lui a filé sa moula. On se barrait quand ce cave, il a sorti un fusil à canon scié. Sous le comptoir, il l’avait. On pensait pas. J’y ai sauté dessus. On a roulé par terre. Le coup est parti. Sa tête a explosé. Son sang, des morceaux de cervelle partout sur moi, sur Cap. Les gars s’étaient tirés sans m’attendre. J’ai couru, comme prévu. Personne m’a rattrapé.
Deux jours plus tard, ils m’ont cravaté au garage, les keufs. Cap m’a trahi, en fait. Sur les images de vidéosurveillance, les condés ils l’ont vu. Ils ont vu la médaille sortie de mon sweat quand je me suis relevé, couvert de sang. Impossible de se tromper. Après m’avoir protégé toute ma vie, il venait de me donner. C’était presque ça, le pire. En garde à vue, ils me l’ont enlevée, ma médaille. Première fois que je sentais pas son métal contre ma poitrine, sa chaine autour de mon cou. J’étais à poil. Vulnérable. Seul. Ils l’ont gardée pour le procès : pièce à conviction, tu penses ! La star de l’audience, mon vieux Cap. Il m’a fait condamner pour homicide involontaire, vol à main armée en réunion. J’étais « défavorablement connu des services de police », comme ils disent, alors le tribunal, ben, il m’a pas fait de cadeau. D’autant que j’ai pas balancé Dylan et Kevin (évidemment, c’est pas leurs vrais blazes, je suis pas débile). Trente ans ferme, que j’ai pris. Tout ça pour 349€, à répartir en trois parts… Et ils m’ont pas rendu Cap. Ouais, j’ai la mort contre lui. Il devait me couvrir, ce gros bâtard ! Quand même, il me manque. J’ai son image sur le bras, mais c’est pas pareil. Cette médaille, c’est tout ce qui reste de ma mère. De la vie d’avant. Elle était pourrie, c’est clair ; mais moins pourrie que la zonzon.
Je voudrais récupérer Cap. Ma demande, c’est que ça. J’en ai besoin. J’ai écrit à mon avocat : pas de réponse. J’ai écrit au juge : pas de réponse. Tout le monde s’en fout, de ma médaille. En vrai, de moi, surtout. Je tiendrai pas sans Cap. C’est pour ça que je vous raconte ses « aventures extraordinaires ». Y’a un gars dans la cellule à côté, ancien journaliste, il m’a conseillé de faire ça. Il m’a dit : « Ton histoire, elle vaut le coup, tu l’écris et tu l’envoies au journal. » Alors voilà. Monsieur le rédacteur en chef, puisqu’il paraît que c’est comme ça qu’il faut dire, si vous pouvez faire ça pour moi… Publiez mon texte ou pas : je m’en fous. Tout ce que je veux, c’est qu’on me redonne Cap. Je lui pardonne. Il a pas fait exprès, hein. Quand je l’aurai, avant de le remettre contre moi, à sa place en fait, je le mettrai dans un verre de Coca toute une nuit. Un genre de purification. Et pour lui rendre son brillant. Comme disait ma mère, quand elle voulait se la péter façon seizième, « l’exercice lui a toujours été profitable ».
Sébastien DUDONNE
Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés