Atelier des Carmes

La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Quatrième place 2019 : « Le Nord ment »

Le Nord ment

Ils utilisaient du feu dans le temps. Déambulant sur le chemin des douaniers, j’ai pensé aux naufrageurs trompant leurs proies avec des lanternes. Cela me fait tout drôle de revenir à Fermanville. C’est le village de mon enfance et il n’a pas beaucoup changé. La longue plage de sable clair de la Mondrée est toujours battue par les vagues grises et vertes de la Manche et les dunes en pente douce sont toujours recouvertes par ces hautes herbes jaunes, coupantes, perpétuellement mises en mouvement par le vent violent. Le petit port a gardé son aspect de crique miraculeusement protégée des flots furieux mais la carrière de granit rose qui y prospérait jadis est fermée, il n’y a plus d’exploitation de la falaise à cet endroit et les carriers aussi sont partis. Le grand port, en revanche, s’est rempli de bateaux de plaisance, ce n’est plus un port de pêche. Et un hôtel-restaurant « Les flots bleus » – très original ! -, en haut de la butte qui domine le site portuaire, avec ses deux grandes jetées, là où naguère se terrait la vieille mère Legrand derrière ses volets clos, a été ouvert et illumine de ses néons colorés le petit sémaphore.
J’ai donc pu déposer ma valise lorsque j’y ai pris une chambre, avant de partir à la redécouverte de mon petit morceau de Cotentin que je n’imaginais pas si profondément teinté de nostalgie et de tendresse. C’est une agréable surprise, ma foi. J’ai rencontré Thomas, sur la place du marché, dès ma première sortie. Il m’a reconnu aussitôt, avant de m’entraîner chez Emile, dont le café-tabac existe donc toujours, pour « fêter ça, ça s’arrose ». Après m’avoir demandé ce que je devenais depuis le temps, il a appris avec un étonnement respectueux que j’étais devenu « fonctionnaire à Caen » puis, passé cet effort de curiosité pour ma personne, il a commencé à me parler de ce qui pollue toutes les bouches du village depuis une semaine :
– Figure-té, mon vieux, que la mère Voisin a été retrouvée pendue chez elle, il y a huit jours. Y paraît que la vieille s’est suicidée, dis donc… mais c’est bizarre, quand même.
– Pourquoi, c’est bizarre ? Tu sais bien que, chez nous, les vieux se pendent toujours quand ils se suicident, c’est connu.
– Eh bé, c’est bizarre parce que …
Du monde est entré dans le café à ce moment-là et il s’est tu subitement. Il a avalé son calva d’un seul coup, s’est essuyé la bouche sur sa manche, comme autrefois, et m’a invité à dîner le soir chez lui, au Tôt de Bas « tu te souviens où c’est, je vais dire aux copains que t’es revenu ».
Un peu étourdi par cette rencontre, je suis allé me promener dans la vallée des Moulins pour évacuer les vapeurs d’alcool. Je suis entré dans l’église et j’ai fait le tour du cimetière, qui est toujours aussi joli, comme un jardin fleuri perdu au bord d’un petit ruisseau aux eaux si calmes où les écrevisses, j’en suis sûr, doivent continuer à faire les délices des chenapans du village. Puis, irrésistiblement attiré, je suis revenu vers la mer, vers le grand port et, malgré la lumière qui baissait, j’ai fait quelques pas sur le chemin des douaniers, depuis la grande jetée. Je suis allé jusqu’au premier blockhaus, enfoui presque totalement dans la pierre et dans la mousse, et je me suis assis contre lui face à la mer pour mieux voir à l’horizon le soleil tomber dans l’eau, tout recroquevillé pour lutter contre les embruns. A ce même endroit, enfant, j’attendais dans cette position le retour de mon père pendant des heures, j’usais mes yeux et ma patience à guetter son petit chalutier tout en mangeant des souris au caramel. Trop souvent j’entendais ma mère m’appeler, crier mon nom, et je la voyais, si frêle silhouette que le vent entortillait dans son châle noir, s’énerver à ma recherche. Je n’ai jamais compris pourquoi nous étions partis de Fermanville, pourquoi elle avait quitté mon père un beau jour pour s’installer à Paris. Ni l’un, ni l’autre ne m’ont jamais donné la moindre explication. Pourtant, ils s’aimaient, je crois. Quand mon père est mort, en mer, elle s’est conduite comme une veuve, à des kilomètres et à des années de séparation. Quand elle est morte, plus tard, elle tenait entre les mains son chapelet et la photo de leur mariage. Je suis toujours triste quand je pense à mes parents, je les aimais beaucoup tous les deux, ils me manquent encore. Chassant mes idées noires, je suis allé à mon hôtel pour me changer. J’y ai acheté une bouteille de champagne à un prix ahurissant, pour ne pas arriver chez Thomas les mains vides puis, sans me presser, je me suis rendu chez lui, le nez au vent du Nord. Il m’attendait sur le seuil de sa porte, j’ai compris qu’il était heureux et fier que je sois venu. Nous avons mangé en silence la soupe aux fèves et au lard, le lapin au sang, le petit caillé de vache à la ciboulette et au poivre, en buvant des brocs et des brocs de son cidre, tout juste tiré de l’énorme barrique en orme, si fort et si âpre qu’il faut être du coin pour pouvoir l’avaler sans grimace, en avoir tété au biberon comme nous. En bref, tout ce que j’aime et que je croyais perdu à jamais. Il s’était souvenu de tout cela, mon vieil ami. Repus et un peu éméchés, nous avons commencé à discuter du suicide de la mère Voisin. Ce qui était bizarre, en réalité, selon lui, c’est qu’elle n’avait aucune raison de se tuer, son suicide ne s’expliquait donc pas. Il me dit : – Elle avait du fric, la santé, personne à charge, des petits-enfants pour venir la distraire de temps en temps, un beau jardin … En plus, elle avait une bosse sur la nuque, sous la corde qui l’a tuée et j’entends des rumeurs depuis quelques jours. Il se dit dans le village que c’était peut-être bien elle, le corbeau qui empoisonne tout le monde depuis des années et que, en somme, c’est bien fait pour elle ce qui lui est arrivé, etc. Ah tiens, v’là les copains qu’arrivent. Entrez les gars, entrez, on va ouvrir le champagne. On parlait de la mère Voisin …
– Salut, les potes, justement on est venus pour en parler aussi. Thomas, faut que t’arrêtes de dire qu’elle s’est pas suicidée, la vieille, sinon tu vas finir par alerter les flics et nous, ça nous arrange pas du tout. T’énerve pas va, reste assis, on va t’expliquer et à toi aussi surtout, t’es concerné, Môssieu le fonctionnaire. C’était bien elle qu’envoyait toutes ces lettres, vous savez. On a trouvé les brouillons de ces horreurs et on a tout brûlé pour pas laisser de traces de notre passage. Quel monstre de bonne femme, elle l’a pas volée la corde qui l’a pendue … Il but bruyamment une gorgée de champagne et reprit : – Quand nous sommes allés la voir, après qu’elle ait posté sa dernière lettre anonyme, au curé cette fois, et qu’elle a compris qu’on l’avait suivie et qu’elle était découverte, elle s’est évanouie. En tombant, elle s’est même cognée la nuque sur son évier. Pendant qu’elle était dans les vapes, on a fouillé partout et on a trouvé des pages et des pages de vilenies. Quand elle s’est réveillée, on lui a dit que, dès le lendemain, on porterait toute sa paperasse chez les flics et qu’elle finirait en taule, comme elle méritait, cette garce, et on est partis. Elle s’est pendue dans la nuit et personne la regrettera, vous pouvez me croire, tous les deux. Mais toi, Thomas, si tu continues à dire partout des conneries sur sa mort, on va finir par être tous soupçonnés de l’avoir butée, tu comprends pas ? C’est que, j’avais vraiment envie de lui faire sa fête, moi, après tout. Je suis peut-être revenu après le départ des autres, va savoir … Alors, on l’achève cette bouteille ?
– Attends, pourquoi t’as dit que moi surtout, le fonctionnaire, j’étais concerné ?
– Mon pauvre vieux, j’voulais pas t’le dire, ça m’a échappé, excuse-moi. J’ai dit ça parce qu’on a trouvé un brouillon d’une lettre anonyme que la vieille a envoyé à ta mère, y a des années de ça. Une lettre si laide, si laide, si tu savais. J’ai même pas pu tout lire tellement j’étais écœuré. Tu sais, je l’aimais bien ta mère, elle était si jolie, un beau béguin de jeunesse. Et elle est partie juste après avoir reçu cette lettre, j’ai compris quand j’ai vu la date … Non, j’pourrais jamais répéter à personne ce que j’ai lu, vraiment, ça me salirait la bouche comme ça m’a déjà sali les yeux, des envies de meurtre ça m’a donné.

Je suis rentré chez moi le dimanche soir. Le lendemain matin, le patron m’a appelé dans son bureau et il m’a lancé : – Alors, Lieutenant, comment ça s’est passé, ce retour aux sources ? Et elle est morte de quoi finalement, cette bonne Madame Voisin ?

J’ai soudain eu une ultime pensée pour mon enfance si belle, quand la lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel. J’ai répondu fermement : – Affaire classée. Je ne comprends vraiment pas pourquoi on a dérangé la P.J. de Caen parce qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute, Commissaire, c’est un suicide tout ce qu’il y a de plus banal, vous pouvez me croire.

Marie-Brigitte CHOISY

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Cinquième place 2019 : « La grande honte »

La grande honte

« Ils utilisaient du feu dans le temps ». Je n’en croyais pas mes oreilles. Nous étions en pleine discussion sur la transition énergétique, occupés à débattre des avantages comparés de l’énergie nucléaire et de l’hydroélectricité, lorsque Sylvie a lâché cette phrase. Un ange est passé. Sacrément longtemps. Ma femme avait encore fait une intervention dont elle avait le secret. Je ne savais plus où me mettre. Même mon meilleur ami Bernard m’a lancé un regard contrit. Puis la conversation a repris, Sylvie semblait ne s’être aperçue de rien. Elle avait vraiment le chic pour ruiner mes soirées. Au retour, dans la voiture, je n’ai pas dit un mot. Je ne comptais plus les dîners où Sylvie m’avait fait honte. Indubitablement, elle me tirait vers le bas. J’ai pris une décision : j’allais la quitter. Sylvie partait en déplacement le lendemain pour quelques jours, j’irais préparer quelques cartons et m’exiler un moment dans le studio qu’on avait en ville. Lorsqu’elle reviendrait, elle trouverait un petit mot, je n’ai jamais été trop doué pour aborder frontalement les sujets qui dérangent.

J’ai jeté quelques affaires dans la première valise qui m’est tombée sous la main. Mais celle-ci était de taille trop modeste et je suis retourné dans le cagibi pour en chercher une deuxième. J’ai dû écarter quelques sacs pour trouver mon bonheur. C’est là que je suis tombé sur le cahier, posé sur le sol. Un petit cahier noir. Je l’ai ouvert et j’ai commencé à le feuilleter. C’était l’écriture de Sylvie. Peut-être l’avait-elle laissé tomber en allant chercher sa propre valise, ou peut-être était-il en permanence entreposé ici. Une date était apposée en haut de chaque page, la première d’entre elles remontait à un peu plus de deux ans. Seule une vingtaine de pages était remplie, de son écriture fine. Au premier abord, ça ressemblait à un cahier de poésie. J’y découvrais des phrases qui paraissaient anodines, mais certaines étaient beaucoup plus coquines. Chaudes mêmes. J’imaginais Sylvie s’enfermer dans le cagibi pour laisser vagabonder ses pensées et laisser libre cours à ses fantasmes. Ce n’était pas a priori pour me déplaire. Je suis allé à la dernière page. J’y ai lu : « Ils utilisaient du feu dans le temps = une fessée dans la salle de bain avant mon départ ». Il y avait d’autres expressions, mais la décence ne m’autorise pas à tout détailler. La page précédente avait été rédigée un mois auparavant. Parmi toutes ces pépites, je suis tombé sur la considération suivante : « Le soleil est bon pour la santé, à condition de le modérer = glisse ta main sous ma jupe. ». J’ai tout de suite reconnu la première phrase de cette équivalence. Elle l’avait mentionnée lors de notre avant-dernier repas chez des amis. Je m’en souviens très bien, vu qu’elle m’avait, là encore, fait honte. J’ai senti mes mains devenir moites. J’ai arraché le protège cahier. Il y avait un titre sur le bouquin : « Jeux dangereux avec Bernard ». J’ai tout compris. Sylvie et Bernard. Les phrases à la noix qu’elle me sortait en public, c’était un jeu avec son amant. Une façon de pimenter leurs aventures. Et l’autre qui me regardait avec un air désolé. Je suis sûr qu’il bandait comme un porc. Je m’étais fait avoir dans les grandes largeurs. Pas la peine de chercher plus loin qui était le con dans le dîner. Tout ça m’a mis en rage. Dire que je m’apprêtais à quitter mon épouse sans faire de vagues. Ça allait changer.

L’après-midi, je suis allé me vider la tête en allant marcher le long de la falaise. Le ciel était dégagé, quelques touristes avaient fait le déplacement pour visiter la chapelle de la Vierge. La vue était splendide, la mer miroitait et offrait de multiples nuances de bleu. Je venais régulièrement ici me ressourcer. J’avais l’habitude d’emmener mon carnet de croquis, en m’essayant à écrire quelques vers. C’est là que l’idée m’est venue. Alors que je poursuivais ma promenade, j’ai finalisé mon plan. Moi aussi j’avais le droit de rigoler. Et j’avais aussi le droit de me venger. Avant de venir décompresser ici, je m’étais soigneusement renseigné. Un petit coup de fil à la secrétaire de Bernard, en me faisant passer pour un client. Il était en déplacement à Paris. Tout comme Sylvie… Et quand Bernard allait à Paris, il avait son hôtel fétiche. Je savais que je les trouverais tous les deux dans le Novotel situé à proximité de la place d’Italie. J’y serais le soir même, les deux heures de route ne me faisaient pas peur. Au contraire, j’allais pouvoir parfaire mon plan. D’ici là, je disposais encore de quelques heures pour me mettre en condition.

J’avais donc préparé les deux enveloppes et j’avais soigneusement emballé mon pistolet. Je l’avais ressorti du cagibi. Moi aussi j’avais mes petits secrets. Héritage familial. Soigneusement planqué pour n’effrayer personne. Dire que j’étais persuadé que je n’aurais jamais à m’en servir. J’avais fait la route vers Paris sans aucune difficulté et, attablé dans un café, j’avais une vue directe sur la porte d’entrée de l’hôtel. Je m’étais renseigné, Bernard logeait bien ici. Chambre 107. Je n’ai pas eu à patienter très longtemps. Ils sont arrivés à 21h30, bras dessus, bras dessous. Quelques minutes après, j’ai pénétré à mon tour dans l’hôtel. Personne ne m’a rien demandé. J’ai frappé à la chambre 107, Bernard a entrebâillé la porte et j’ai donné un grand coup de pied dedans. Bernard a basculé, j’ai pu refermer la porte et sortir le pistolet. Il y avait eu un peu de bruit, bien sûr, mais rien de trop préoccupant. La vue de mon arme braquée sur eux les a refroidis. Je leur ai fait signe de ne pas faire de bruit et je les ai fait asseoir chacun sur une chaise. On peut dire que j’avais réussi mon entrée. Sans plus attendre, je leur ai tendu leur enveloppe. Je n’avais pas envie de dialoguer avec eux, j’étais le seul maître à bord. J’ai donc commencé à leur expliquer, le plus froidement possible, la règle du jeu. Mais ils la connaissaient déjà, si l’on s’en référait à leurs pratiques lors de nos récents dîners. D’abord, dix phrases à caractère poétique figuraient sur la feuille de Sylvie. Chacune extraite de mon petit carnet à moi. Les dix mêmes, associées chacune à leur implication dans le cadre du jeu que j’avais organisé spécialement à leur intention, étaient reprises sur la feuille de Bernard. Je ne vais pas tout vous lire, bien sûr. Mais il y en avait qui étaient plutôt sympathiques, de mon point de vue. Du style : « la note de l’hôtel est pour Sylvie ». Ou encore : « ce soir on fait chambre à part ». D’autres étaient moins agréables : « au plus l’un de vous deux aura la vie sauve » ou « le premier qui parle meurt ». A chacun de mes vers correspondait l’une de ces joyeuses expressions. J’ai vu Bernard se décomposer au fur et à mesure de sa lecture. J’ai demandé à Sylvie de sélectionner trois phrases. De son choix dépendait la suite du jeu. Elle gardait sacrément son calme, pour quelqu’un qui avait un pistolet braqué sur elle par un mari aux abois. Je lui ai fait signe de se lever. Elle m’a regardé droit dans les yeux, puis elle s’est concentrée sur sa feuille. Elle a redressé la tête. Son choix était fait. Elle a pris une profonde inspiration, et elle s’est lancée : « La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel. »

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2022 : « Écris ou crève »

Ecris ou crève

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Il ne devait pas lâcher, pas maintenant. Surtout ne pas se déconcentrer. Son voisin venait de perdre connaissance, il était blanc comme un linge. Il ne devait pas l’aider, c’était proscrit par le règlement. Il devait écrire, frapper sur le clavier à vitesse constante et produire du texte à la vitesse minimale de 6000 signes par heure. L’équivalent de deux pages. Cela pouvait paraître peu mais sur une durée de plusieurs jours, l’effort était intense. Telle était la règle du concours. Le fameux concours sang d’encre. Celui qui faisait rêver des milliers d’écrivains en herbe aspirant à une vie de voyages, de rencontres et de prix littéraires. Le principe était simple. 1000 candidats. Un seul gagnant. La récompense ? La publication et la distribution du roman écrit lors du concours sur l’ensemble du territoire ainsi que la somme d’un million d’euros. De quoi motiver même ceux n’ayant jamais écrit qu’une liste de courses.
Valentin regrettait amèrement de s’être lancé dans cette aventure mais surtout d’y avoir entraîné Léa. Si leur mère le savait, elle serait folle de rage et d’inquiétude. Car il était une règle que le grand public ne connaissait pas, qu’il découvrait sur place alors qu’il tapait frénétiquement sur son clavier. Pas de forfait possible autre que l’urgence vitale. Il fallait aller au bout de ses ressources, physiques et psychiques, pour en sortir ne serait-ce que vivant. Écris ou crève, comme dirait le célèbre Stephen King. Son voisin de table n’aurait pu qu’acquiescer, son regard vide regardant déjà vers l’au-delà.
Valentin jeta un œil vers sa sœur située cinq rangées plus loin sur sa droite, et devina à son dos voûté et à son nez sur l’écran qu’elle avait un bon rythme. Les sondes étaient translucides, elle n’avait eu aucune pénalité. Alors il reprit le fil de son roman tout en se remémorant les heures de travail acharné qu’il lui avait imposées afin d’être prête. Sa cadette aurait préféré partager ses soirées avec ses amies autour d’un bon kebab mais il lui avait infligé un entraînement de sportif de haut niveau. Nous préparons un marathon, lui assénait-il en permanence tandis qu’elle haussait les épaules. Mais pour éviter tout conflit, elle le suivait dans ses délires. Ils se passaient des textes en boucle et retranscrivaient les mots sur leurs claviers à vitesse de voix puis en accélérant. Des fractionnés de l’écriture en somme. Leurs doigts finirent par voler au-dessus des touches de façon synchronisée. Puis ils écrivirent des nouvelles. Une par semaine, puis deux, puis trois, comme pour façonner le muscle de l’imagination. Il leur fallait des idées, toujours plus d’idées, des anecdotes, des rebondissements, des chutes, ainsi que des personnages. Une vingtaine de personnages dont ils ont adopté la vie. Ils connaissaient tout d’eux. Nom, prénom, date de naissance, signe astrologique, traits de caractères, caractéristiques physiques, styles vestimentaires, goûts culinaires, passions, joies et peines… peut être même mieux que les membres de leur propre famille. Ils parlaient d’eux comme d’amis de longue date et les faisaient vivre et évoluer jusqu’au jour du concours. Ce jour où tout se joua.
24 h. L’ordinateur suprême du concours, celui qui récupérait toutes les données, les analysait et avait de ce fait un droit de tirage sur l’énergie vitale des concurrents, venait d’annoncer la fin du premier jour de compétition. 525 candidats en lice. Surpris, Valentin et Léa levèrent le nez de leur écran et constatèrent avec effroi que presque la moitié des candidats étaient dans des positions les plus incongrues suite à des malaises. Les automates prélevaient leur sang pour chaque non-respect du règlement, sang collecté à des fins très obscures… Valentin se sentait plutôt en forme et finalement satisfait que les autres candidats s’écroulent aussi vite. Il faisait en sorte de ne pas s’intéresser à leur état afin de rester sur son œuvre. Des morts il y en aurait, ils avaient tous signé pour cela après tout. Mais l’important c’était eux deux. Valentin et Léa. Les autres sont à classer parmi tous les morts du quotidien, même si la colonne des faits divers ne les énumérerait pas cette fois-ci.
Pour le moment, tout se passait comme prévu. Leurs histoires étaient rodées. Celle d’un jeune homme, Jim, amoureux de l’océan dont une vague brisera tous les rêves à l’orée de son plus bel âge, pour les travaux de Valentin. Le roman de Léa était centré sur la vie d’une mère célibataire, Lily, en proie à de nombreuses galères, luttant pour la survie de son fils atteint d’une maladie rare. Ils savaient que les algorithmes, seuls juges de ce concours, aimaient les histoires à rebondissements avec de belles fins heureuses. Il fallait bien qu’ils puissent vendre par centaines de milliers le roman du vainqueur, et enchaîner ensuite par une adaptation sur les écrans géants.
48h. Le temps s’égrenait plus lentement et la fatigue commençait à se faire sentir. 186 candidats en lice. L’hécatombe. Même si Valentin ne quittait plus son écran ni sa sœur des yeux, il ne pouvait faire abstraction de cette odeur de corps en décomposition qui lui prenait le cœur. Des mouches venaient parfois se poser sur ses mains endolories qui continuaient à frapper machinalement. Des maux de tête lui vrillaient le crâne et les fourmillements de ses membres inférieurs criaient les heures d’immobilité. Il se sentait comme possédé. Il ne réfléchissait plus, avançait bêtement, alignait des mots en essayant de donner un minimum de sens afin d’éviter les sanctions mais son sang était bel et bien en train de quitter son corps. Déjà deux pénalités. Il fallait tenir, ils y étaient presque. Il sentait aux respirations saccadées la panique et les sanglots qui prenaient possession de certains, derniers soubresauts avant un silence parfois définitif. Ils étaient à l’agonie, une agonie voulue. Quoi de plus pathétique quand l’on se remémore les affres de l’Histoire. Raison de plus pour ne pas mourir de façon si stupide.
100 candidats en lice. Ça y est, le dernier décile, celui des mieux préparés, des bêtes de compétition. Valentin n’avait plus aucune notion du temps. Son esprit voguait dans le brouillard tandis qu’il surveillait deux baromètres assidûment, la cadence de ses doigts et la sonde de sa sœur, elle aussi rouge depuis quelques minutes maintenant. Il attendait son signal, mais ce n’était pas le moment, il le savait. Encore trop de candidats en concurrence et leur nombre, affiché dorénavant sur un grand écran, s’égrenait comme le sablier du dernier effort. 86. 85. Le dos de Léa s’affaissait petit à petit. Il la voyait tourner sa nuque, secouer la tête. Courage petite sœur. 53. 52.51. On peut le faire. Ne pas s’arrêter. Ignorer la douleur des muscles tétanisés. Ignorer la scie qui nous perfore le crâne. Ignorer les sons, les râles et les vomissements. Surveiller le signal. 31. 30. 29.28. Merde je suis trop lent. Ils recommencent à pomper. Allez sœurette, vas-y c’est le moment. Je sais que tu ne me vois pas mais si tu sens mon regard, je t’en supplie, lance-moi ce putain de signal. 22. 21. 20. Très lentement, Léa déplia son coude meurtri et fit le symbole de la victoire avec son index et son majeur. Valentin en aurait pleuré de joie.
C’était leur moment. Le moment de l’apothéose. Avec une vigueur puisée au plus profond de ces entrailles, Valentin se lança dans leur récit commun. Ils savaient qu’il n’y aurait qu’un seul vainqueur au concours mais la faille du système était dans l’algorithme. C’est lui et lui seul qui définirait le vainqueur en fonction de la chute du roman. Celle qui fera vendre le livre. Pas de chute, pas de recette. Alors ils ont imaginé une fin commune avec son personnage à lui, Jim, rencontrant son personnage à elle, Lily et vivant une folle passion amoureuse. Mêmes personnages, mêmes phrases, même nombre de lettres. De la dentelle. Ils termineront sur une même fin et le point final sera posé à la même seconde lorsqu’ils ne seront plus que deux. Impossible de les départager. Pas par un algorithme en tout cas. Ils ont tout compté. Tout pensé. Tout fantasmé.
Et maintenant, sale enfoiré d’ordinateur… Démerde-toi avec ça.


Hélène LAHILLE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

 

Deuxième place 2022 : « Taille directe »

Taille directe

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force le ciseau à bois. Son autre main était couverte de sang. Sa femme était étendue à ses pieds, immobile et affreusement pâle. Autour d’eux, des sculptures d’animaux à un stade plus ou moins avancé encombraient l’atelier.
Au fil des ans, il avait supporté beaucoup de choses de sa femme mais, cette fois, elle avait très mal calculé son coup. Elle avait commis une erreur, une grossière et fatale erreur, en le frappant alors qu’il avait cet instrument tranchant dans sa main.
Elle l’avait appelé plusieurs fois du haut de l’escalier mais il était tellement absorbé dans sa tâche, qu’il ne l’avait pas entendue. Il n’avait pris, brutalement, conscience de sa présence que lorsque, après être descendue au sous-sol, elle lui avait donné un grand coup dans le dos et claironné dans les oreilles :
– RAYMOND, vieil IMBECILE ! Tu ne peux pas répondre ?!
En vérité, c’était plus une tape qu’un coup mais elle n’aurait jamais dû montrer autant d’agressivité alors qu’il était en plein processus de création avec, à la main, son ciseau à bois aussi dangereux qu’un cutter.
Un instant, presque à regret, il se permit un sentiment de pitié. Il y avait bien longtemps que l’amour, si fort et exaltant du début, s’était banalisé en affection, en camaraderie puis en simple sympathie. Vivre avec une maniaque autoritaire, sujette à moult sautes d’humeur, est loin d’être facile une fois la retraite venue et une promiscuité de tous les instants imposée. Heureusement qu’il avait son atelier comme sas de décompression, havre de paix et de sérénité. Il s’y sentait comme dans une de ces réserves à l’accès strictement réglementé où certaines espèces en voie de disparition peuvent continuer à s’ébattre en toute liberté. Malheur aux malintentionnés qui cherchent à s’introduire de force, sans respecter les règles.
De sa poche, il sortit un chiffon avec lequel il essuya le ciseau avant de le reposer sur l’établi. Il entortilla ensuite sa main couverte de sang chaud et poisseux. Il fallait éviter de laisser des traces partout. Paulette était bien trop lourde pour qu’il réussisse à la monter par l’escalier raide et étroit du sous-sol. Il valait mieux la laisser là pour l’instant et simplement, aller chercher de l’eau pour tout nettoyer.
Ses pantoufles glissèrent sans bruit sur les marches.
A peine arrivé en haut, il entendit la sonnerie du téléphone. Il préféra décrocher. A l’autre bout, une voix féminine parut surprise :
– All…Oui… Euh ! Je suis une amie de Paulette et j’aurais aimé lui parler.
Il était très sensible aux voix et celle-ci le surprit de façon extrêmement agréable. A la fois par son timbre, assez bas, sa douceur bienveillante et un léger accent du sud qui traînait en chantant sur les voyelles.
– Elle n’est pas là pour l’instant, répondit-il poliment.
– C’est bien dommage, j’avais des tas de choses à lui raconter. Mais vous êtes sûrement le sculpteur, le créateur de tous ces animaux étranges aux trognes résolument cabossées. Si réalistes ! J’ai pu en voir certains lors du salon des Amis des Arts, au printemps dernier. J’ai bien aimé… Vraiment !
Pris de court par cette appréciation positive, il ne sut que répondre :
– Merci beaucoup… C’est très gentil.
– Vers quelle heure me sera-t-il possible de la joindre ?
– Ça va être difficile. Laissez-moi vos coordonnées, je lui dirai de vous rappeler.
La voix parut étonnée mais donna les informations qu’on lui demandait.
En reposant le téléphone, il se prit à rêver, un instant, à cette Rita qu’il ne connaissait pas mais qu’il imaginait brune italienne aux yeux noirs, terriblement attirante, souple comme une liane et dotée d’un appétit de lionne, lorsqu’il s’agissait de croquer les hommes. De la dynamite en somme, rompue à toutes les audaces… « J’aime beaucoup ce que tu fais, l’artiste. Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, forcément, je serai partante aussi !! ». Il sourit en pensant qu’il idéalisait sûrement un peu, trompé en cela par les revues pour seniors qui présentaient, à longueur de pages, des sexagénaires sexy, au top de leur forme physique et de leur libido, paraissant vingt ans de moins que l’âge réel inscrit au compteur de la carte d’identité.
Ce salon des Amis des Arts, avait été une très bonne opération. Avec de nom-breuses personnes, il avait pu s’entretenir de son approche artistique en insistant, bien évidemment, sur le niveau de concentration et la vitesse de réaction requis dans le processus de sculpture en taille directe. Il avait, de plus, réussi à vendre quelques belles pièces et tapé dans d’œil d’une admiratrice. Que demande le peuple ?!
Traversant le couloir sur l’épaisse moquette, il entra dans la chambre de sa femme. Il n’y venait quasiment jamais depuis qu’ils avaient opté pour la formule lits séparés, bien des années plus tôt.
Il ouvrit l’armoire à la recherche d’une serviette de toilette. Sans la moindre précaution, il bouscula plusieurs piles de linge, détruisant consciencieusement le bel agencement qui régnait là. Une paire de drap fut projeté au sol, un lot de sous-vêtements sur le lit. Il prenait plaisir à tout déranger, déplacer de façon anarchique, dépareiller en dépit du bon sens. Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir !
Finalement, il se rappela qu’elle stockait à présent ses serviettes dans un meuble de la salle de bain. Il ne se servait, lui, que de la minuscule pièce d’eau attenante à sa chambre du premier étage. Il tâtonna pour trouver le bouton et la pièce s’illumina, révélant carrelage imitation marbre, glaces omniprésentes et dalle de verre où était encastrée une gigantesque baignoire. Il avait oublié à quel point l’endroit était luxueux. Ce serait pour le coup assez amusant de le réinvestir.
Il se lava les mains avec soins jusqu’à ce qu’il ne reste plus une trace de sang. Il allait jeter le chiffon ensanglanté dans la corbeille quand il se ravisa. Il l’enveloppa dans un carré de sopalin et le glissa dans sa poche. Sous la large vasque du lavabo, il trouva des serviettes d’un blanc immaculé. Il avança la main puis hésita comme devant un sacrilège. Allons ! Personne n’allait lui interdire d’en prendre une ! Il saisit la première sur la pile et se sécha les mains avec. Pensant qu’il aurait à s’en servir plus tard, il laissa la serviette enroulée autour de son poignet.
Dans la cuisine, il prit une grande casserole profonde et la remplit d’eau à moitié. Son regard tomba sur la plage des Caraïbes ou de Polynésie qui décorait le calendrier des postes épinglé près du frigidaire. C’était le genre d’endroit idyllique dont il avait toujours rêvé. Un ciel résolument bleu, une mer turquoise, la brise légère venant du large, le sable fin sous les cocotiers et, près de lui, bien sûr, une tendre et belle et douce amie, en petit bikini un poil trop étroit… Magique complicité dans la beauté de l’instant ! Un truc fantastique. « Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, l’artiste… » Il n’était peut-être pas encore trop tard pour vivre cela.
En tenant la casserole en équilibre, il redescendit l’escalier du sous-sol. Le silence était total et le visage de Paulette, d’une pâleur mortelle. Il se mit à genoux, déroula la serviette qui emmaillotait sa main et l’examina avec soin. Il voulait être certain que le sang avait cessé de couler de la blessure qui entaillait sa paume.
Doucement, il commença à tamponner le visage de sa femme avec l’eau froide. Un léger frémissement agita ses paupières. Une grimace tordit ses lèvres et elle ouvrit un œil en gémissant. Cela resterait toujours, pour lui, un grand mystère ! Pourquoi diable une maîtresse femme, droite dans ses bottes et au caractère si bien trempé, s’évanouissait-elle aussi facilement à la simple vue du sang ?
L’escapade amoureuse aux Caraïbes avec une belle sexagénaire, ce serait pour une autre fois mais il savait à présent comment il pourrait la concrétiser. L’idée était là, en germe, bien implantée dans son crane. Il se surprit à penser :
– Pour retrouver ta liberté, mon p’tit Raymond, y’a pas cinquante solutions… T’as vu ce qu’il fallait faire. Démerde-toi avec ça et le prochain coup sera le bon !!

Jean-Luc GUARDIA

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Troisième place 2022 : « Massacre dans la baie »

Massacre dans la baie


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. L’autre était posé sur l’épaule de Goulwenn. Ses mâchoires se décrispèrent à peine pour murmurer.
— Bon sang, fils, en trente ans de carrière, j’ai jamais vu un massacre pareil. C’est horrible.
Un vent iodé fouettait son visage ridé, creusé par l’air marin et l’anxiété. Un ciel laiteux de début d’automne jetait son voile sur la baie de Saint-Brieuc. Un froid insidieux se frayait un chemin sous les vêtements et glaçait les os. Jean-Yves Le Quellec, pourtant coutumier de ce climat, frissonna. À l’aube de ses cinquante ans, sa prestance habituelle semblait écrasée par le poids des soucis ; son dos commençait à se voûter.
Goulwenn réajusta son bonnet pour couvrir ses oreilles, autant déstabilisé par les évènements que par l’attitude pessimiste de son père. Depuis toujours, il était son modèle, sa référence, un homme robuste qui ne ployait pas face aux problèmes. Même à dix-neuf ans, il le regardait encore avec une réelle admiration.
— Comment c’est possible papa ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Jean-Yves plongea ses yeux noirs dans ceux de son fils.
— Je vais te le dire, moi, ce qui est arrivé…

***

Elle était soucieuse, avait un mauvais pressentiment, un stress qu’elle n’avait jamais ressenti jusqu’alors. C’était la première fois qu’elle ne percevait pas la présence réconfortante de sa famille à ses côtés. Comme si leur aura avait disparu. Dans la nuit noire, elle avait l’intuition que quelque chose n’était pas normal, inhabituel. Pourtant, il lui était inconcevable qu’ils l’aient abandonné, ils allaient forcément revenir. À moins que… À moins qu’il ne leur soit arrivé malheur. Alors que ces funestes pensées l’assaillaient, des bruits sourds résonnèrent sur le toit.
Elle se concentra au maximum ; ses yeux ne distinguaient aucun mouvement, l’obscurité était totale. Elle hésita. Devait-elle mettre un pied dehors au risque de s’exposer au danger ? Non, elle ne se sentait pas assez courageuse. Elle n’avait qu’une envie, se blottir contre ses proches et s’enfermer dans ce cocon rassurant.
Les sons progressèrent, semblant venir de partout. L’inquiétude se transforma en panique. Une menace approchait et elle était désespérément seule. Elle se fit la plus petite possible, se contracta au maximum pour essayer de disparaitre. Quelqu’un, dehors, lui voulait du mal, elle en était persuadée.

Puis, sans raison, le bruit cessa. Elle resta aux aguets, mais les secondes s’égrenèrent sans qu’il se passe quoi que ce soit. Le calme était revenu. Elle n’aspirait qu’à une chose désormais, retrouver les siens. Elle entrouvrit prudemment et s’arrêta net. Ce qu’elle perçut la glaça. Elle referma aussitôt, avant que le monstre n’ait l’occasion de se faufiler à l’intérieur. Une pression s’exerça de l’autre côté ; l’assaillant tentait d’ouvrir à son tour, sans plus se soucier d’agir dans la discrétion.
Un combat s’engagea. Une lutte dans laquelle elle lançait toutes ses maigres forces. Affolée, elle résista le plus longtemps possible. Le match était déséquilibré. La pression extérieure était trop forte. La fatigue l’envahissait. Elle céda, vaincue.

Il lui faisait face, impitoyable. Elle était terrorisée, se recroquevilla avant que son bourreau ne fonde sur lui. L’oppression de ce corps, infâme, l’horrifia. Qu’allait-il faire ? Elle ne tarda pas à le savoir, surprise par une attaque aussi cruelle qu’inattendue. Le monstre l’aspergea d’acide, provoquant une douleur terrible. Sa chair brûla, se décomposa lentement, sans qu’elle puisse réagir ni se défendre. Elle ne pouvait plus bouger, tout son être se dissolvait dans un supplice insoutenable. Elle était si jeune, trop jeune pour mourir, et sa famille qui n’était pas là pour l’accompagner. Cette pensée fut la dernière, se perdant dans les limbes des ténèbres qui l’enveloppèrent pour de bon.

***

— C’est pas croyable, souffla Goulwenn, abasourdi.
Il détourna le regard vers le treuil du chalutier qui remontait une nouvelle fois la drague, engin de pêche rempli de coquillages. Une légère houle faisait gîter le bateau sous les cris des mouettes, toujours à l’heure pour leur festin.
— Incroyable mais vrai, fils.
— Elles paraissent si… inoffensives, c’est dingue.
L’heure du repas arrivait, mais Jean-Yves et Goulwenn Le Quellec ne ressentaient pas la faim, ils avaient l’estomac noué.
— Il ne faut pas se fier aux apparences. Les étoiles de mer sont de redoutables prédateurs. Elles approchent discrètement de leurs proies avec leurs milliers de ventouses. Puis elles se collent sur la coquille Saint-Jacques. Elles placent leurs branches de part et d’autre du coquillage et exercent une pression. La victime tente de résister pour maintenir fermé son « refuge ». Une lutte sans merci s’engage, jusqu’à ce qu’elle cède, épuisée.
Goulwenn tirait distraitement sur les bretelles de sa cotte de ciré jaune en observant le tas d’astérides, nom scientifique de ces prédateurs insoupçonnables, gisant sur le pont. Son père continua son récit, le regard perdu au large.
— L’étoile de mer présente ensuite sa bouche ventrale devant la coquille Saint-Jacques, puis sort son estomac de son corps. À son contact, l’estomac commence à digérer vivante sa victime, avant de l’aspirer.
Le jeune marin-pêcheur affichait une moue écœurée.
— Et oui, fils, c’est comme ça qu’agissent nos mignonnes étoiles de mer. Et elles sont incroyablement nombreuses cette année. Jamais vu ça. Je sais pas si c’est le dérèglement climatique ou un bazar dans ce style, mais moi j’en ai ras la casquette. La récolte est nulle. Sans parler de ces histoires de Brexit et de prix du carburant.
— Papa, peut-être que les jours prochains seront meilleurs, qui sait. C’est l’heure d’aller à la criée, rentrons au port.
Jean-Yves émit un petit rire sarcastique.
— À la criée ? Pour vendre quoi ? On a que dalle. Terminé pour moi, fils, je rends ma salopette.
Comme pour illustrer sa dernière phrase, il se pencha, ramassa la caisse en plastique pleine de coquilles vides et la plaqua dans les bras de Goulwenn.
— Tiens, fils. Démerde-toi avec ça.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Quatrième place 2022 : « De la réintroduction des espèces en milieu hostile »

De la réintroduction des espèces en milieu hostile


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. C’est comme ça qu’on l’a retrouvé ce matin vers cinq heures. Il gisait près d’une benne à ordures. Les services de la voirie nous ont prévenus.
Jane, stagiaire au commissariat du premier arrondissement, s’appliquait à décrire les faits. Le commissaire hocha la tête marquant ainsi le début officiel de l’enquête.
– D’après les premières constatations, il serait mort vers deux heures cette nuit. Le décès serait dû à un empoisonnement au chlorate de topinambour. Ce teint zébré vert et mauve ne laisse aucun doute. Il avait dans la main des graines de quinoa. Pas de signe particulier, sauf un drôle de bracelet à la cheville avec un numéro de série.
Le commissaire émit un « Bigre ! » de circonstance, suivi d’un « Bretzel liquide ! » avant d’étaler ses connaissances en zoologie urbaine :
– Ça m’a tout l’air d’un crétin. On l’aura piégé. Ils ne résistent pas aux graines… Il y a quelques années les associations de protection de la nature ont fait une campagne pour la réintroduction du crétin des Alpes. Tu es trop jeune pour t’en souvenir, mais à l’époque ça avait fait des vagues. Ils ont ré-introduit quelques individus sur les pentes de la Croix-Rousse, le crétin aime bien le relief. L’isérois s’est bien adapté, il est plutôt rustique, par contre avec le haut-savoyard ça n’a pas marché. A moins de huit mille euros le mètre carré il se laisse dépérir. La région n’avait pas le budget. Dans notre cas, nous avons un beau spécimen de Piolus Piolus mâle. Il possède tous les attributs caractéristiques de l’espèce : Sandales, sac à dos, vêtements en chanvre équitable et il est bagué. Il doit loger dans le quartier. Avec un peu d’habitude on peut trouver ses traces. Ce bonnet Quechua en laine de lama cloué sur le platane, par exemple, signale aux autres membres la limite de son territoire…
Jane ne pouvait détacher son regard du cadavre…
– C’est la première fois que j’en vois un d’aussi près ! C’est émouvant, je croyais l’espèce disparue… Ho ! Là-bas ! Au coin de la rue ! On nous observe !
– Ça doit être sa femelle. Elle porte typiquement son petit devant elle, enroulé dans une longue pièce de tissu orné de motifs africains. Ne fais pas de bruit, tu vas l’effrayer… Et voilà elle est partie ! Bon ce n’est pas grave, on installera une planque près des toilettes sèches, elle finira bien par revenir…
– Je ne pensais pas qu’ils vivaient parmi nous ? David Vincent n’en a jamais parlé…
– L’organisme chargé de la réintroduction a bien fait les choses. Ils leur ont mis des zones de nourriture labellisées AB où l’on trouve des graines en vrac, ainsi que des bornes de recharge pour vélos électriques. Ils se sont bien adaptés et se sont reproduits plus vite que prévu. Il y a eu quelques problèmes au début avec les espèces endémiques, notamment avec le gone à poil ras ou la bécasse huppée d’Ainay, mais ils ont des régimes alimentaires différents et ne sont pas franchement en concurrence. Le premier chasse l’andouillette Bobosse à la tombée de la nuit, la seconde picore sa salade de concombres à la pause déjeuner avec une copine.
– Mais alors qui peut leur en vouloir au point de les supprimer ?
– Tout est possible. Conflit pour l’accès à la borne de recharge, attaque de climato-sceptique, braconnage… Les éleveurs de gones ont toujours vu d’un mauvais œil la réintroduction du crétin. Les commerces AB remplacent les bistrots et les charcuteries mettent la clé sous la porte. Du coup, ils doivent faire des kilomètres pour trouver une Bobosse. On peut comprendre leur mécontentement…
– On n’a aucune piste, on est dans la purée de tofu…
– En attendant, on peut faire enlever le corps. On va commencer l’enquête de routine, interroger les riverains et tutti quanti…
– Qui ça ?
– Commence juste par les riverains… Pour ma part je rentre. On est dimanche et je ne suis pas en service.
Le commissaire monta à bord de sa Juva 4 hors d’âge et bourra sa légendaire pipe de bruyère en grommelant. L’affaire était pour le moins délicate. Il traversa la ville sans encombre, la circulation étant faible à cette heure de la journée.
Lorsque il retrouva son appartement, madame Maigret tentait d’empêcher deux poules voraces d’envahir le composteur à lombrics, tout en surveillant d’un œil expert la cuisson de la blanquette.
– Jules, je n’en peux plus des idées de la mairie ! Il y a d’abord eu le composteur partagé devant l’immeuble, ensuite les deux poules obligatoires et maintenant le composteur individuel ! Ils sont obsédés par le recyclage !
– Une réussite ce composteur public, surtout pour l’invasion de rats qui s’en est suivi…
– Pour les rats, heureusement j’ai réglé le problème. Ça n’a pas été facile mais j’ai trouvé la parade. Le chlorate de topinambour c’est drôlement efficace !
– Tellement efficace que le crétin du dessus en a pris ! Il l’a confondu avec du quinoa. Je l’ai trouvé hier soir en bas de l’escalier. J’ai dû le déplacer cette nuit à la Croix-rousse et inventer une histoire improbable pour la stagiaire. S’il te plaît, n’utilise plus ce truc ! La nuit a été courte et je suis fatigué, alors tes problèmes de composteur, démerde-toi avec ça.

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Cinquième place 2022 : « Un dernier cadeau »

Un dernier cadeau

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Le bout de ses doigts en était rouge tandis que les jointures de la main ne cessaient de blanchir. Ses ongles se seraient fichés dans la chair de sa paume s’ils avaient eu la longueur suffisante.

Dans le tout petit matin encore soumis aux caprices de la lune et des dernières étoiles, le silence de la nuit finissante commençait, lentement, par à-coups étouffés, à se fissurer. Autour de la maison, pourtant, l’immobilité du temps paraissait factice.

Il serra encore un plus son poing mais en vain : il était parvenu au maximum de ses possibilités physiques. Il se saisit alors de la bobine de ficelle et enroula celle-ci autour de sa main, ajustant sur sa peau plusieurs tours de plus en plus sanglés jusqu’à ce que son membre ressemblât à une espèce de grosse et informe pièce de viande aux couleurs vives et luisantes. Il parvint à nouer la fine corde de façon à immobiliser totalement sa main sans qu’il pût désormais se libérer de cette entrave.

A l’extérieur, le silence était devenu une véritable mise en scène raillée par les nombreuses ombres, les unes lentes et basses, les autres fugitives et filiformes, qui apparaissaient puis s’évanouissaient sur le gris des murs mitoyens, dans le chaos des bosquets négligés, grandissaient exagérément sur les pavés de la rue, puis disparaissaient enfin comme si tout, d’un coup, d’un seul, venait d’être effacé de la surface de la terre.

Les nerfs de sa main emprisonnée faisaient remonter le long de son bras et dans son épaule des douleurs de plus en plus violentes. Malgré le froid ambiant, la sueur coulait sur son visage et collait à son corps gilet et pantalon. Pourtant il grelottait. De peur ? Certes non…ou un peu…mais si peu ! Non, il redoutait surtout de s’évanouir trop tôt. Il craignait que son organisme lâchât prise avant le moment fatidique. Il avait foi dans ce qu’il réalisait mais les terribles élancements de son membre entravé ne risquaient-ils pas de lui faire perdre connaissance avant le grand final ? C’était là sa seule angoisse, mais combien lui torturait-elle les viscères !

Puis le jour tenta sa première et timide incursion dans le ciel. Le soleil, encore somnolant à l’est, n’en repoussait pas moins mollement la nuit qui acceptait de s’éclipser avec dignité mais froideur avant d’être ridicule et dédaigneusement éteinte.

Malgré le mal intense qui maintenant irisait son bras, son torse et son dos, il sourit. Il leva fièrement sa main saucissonnée, la porta à ses lèvres pour l’embrasser longuement. Avec le jour naissant, il comprenait qu’il avait réussi et que son martyr ne serait pas vain.

Ce fut à cet instant précis que cris et ordres résonnèrent au dehors. Aussitôt, la porte d’entrée et les fenêtres du rez-de-chaussée s’éparpillèrent en éclats de verre et de bois.

Il sourit d’une joie vraie lorsqu’il vit le visage de l’officier SS se pencher sur lui.
Il croqua la capsule de cyanure.
Il n’entendit plus rien, ne vit plus rien. Il était mort.

L’officier nazi, rageur, coupa de son fier couteau à tête de mort, la cordelette qui maintenait fermé la main du résistant.
Délivrés de leurs liens, les doigts s’écartèrent immédiatement. Une grenade, cuiller relevée, roula sur le sol.
L’officier SS n’eut que le temps de lire les quelques mots tracés dans la paume du mort avant d’aller le rejoindre : « démerde-toi avec ça ! ».

Bernard DELMOTTE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

 

 

Nouvelle lauréate 2021 : « La démente »

La démente

« – Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
– Non je ne sais pas ! Mais t’as une meilleure idée pour s’échapper ?! »
Voilà déjà une demi-heure qu’ils sont enfermés dans ce local humide. L’air est à peine respirable, on voit même se former de la mousse dans les coins. Seule une petite fenêtre opaque laisse entrer la lumière. L’homme a un frisson qui lui remonte l’échine et lance à sa camarade :
« – Accélère Lindsey ! Il me semble entendre ses pas ! »
En effet, un bruit sec de talons se rapproche de plus en plus et résonne dans le corridor carrelé. Alors que Lindsey tente désespérément de couper ses chaînes, un rire machiavélique et moqueur se fait entendre derrière elle, ce qui lui fait lâcher son outil dans un sursaut.
« – Alors Lindsey, tu es déjà si pressée de rejoindre tes amies ?
– Arrête Bellatrix ! T’es malade, il faut te faire soigner ! »
La jeune femme brune, du haut de ses escarpins noirs, pose délicatement sa main vernie sur l’épaule frissonnante du jeune homme et dit d’une voix suave en esquissant un sourire :
« – Tu es bien radicale, tout ce que je souhaite c’est un rendez-vous avec ton bel ami.
En dégageant son épaule, un air de dégoût sur le visage, celui-ci lui répond sans hésitation :
– Même si tu me demandes tous les jours, je refuserai toujours. Même sous la torture…
– Mais mon cher, ce n’est pas toi que je vais torturer. »
Elle avance alors jusqu’à Lindsey, détache ses chaînes du mur, et la traîne derrière elle avec une force insoupçonnable. Lindsey a beau lutter, elle s’écorche les genoux sur le carrelage et ses poignets sont cisaillés par les fers. Son compagnon d’infortune s’agite, tire sur ses propres liens, essaye de rejoindre son amie et hurle dans leur direction :
« – Que vas-tu faire d’elle ?! Où sont les autres ?!
– Oh ne t’inquiète pas mon chou, elles sont bientôt prêtes pour TON spectacle. »

Le garçon se retrouve seul, sanglotant sur son triste sort. Qu’allaient devenir ses amies ? Et qu’allait-il devenir ? Ce harcèlement durait depuis des mois, mais elle avait vraiment passé un cap en les enfermant ici.
Il n’a pas le temps de s’apitoyer davantage que le bruit de pas revient. En voyant la femme s’avancer nonchalamment, il lui semble reconnaître, coincés dans les boutons de son chemisier et dans ses doigts, de longs cheveux blonds. Lindsey a dû se débattre autant qu’elle a pu.
« – Il ne manque plus que toi mon lapin. »
Il n’y a plus le choix, il faut la suivre. Arrivé au bout du couloir, une odeur acide lui remplit les poumons et lui fait tourner la tête. Il reprend ses esprits rapidement, mais en voyant la scène d’horreur qui s’ouvre devant lui, il manque de défaillir. Britney est ligotée, suspendue par les pieds au-dessus d’une cuve d’où s’échappent des bulles. Sandy est attachée à une chaise en équilibre sur un vieux plongeoir rouillé, juste à côté. Et Lindsey, toujours enchaînée, a été jetée dans un coin, inconsciente.
« – La pauvre chérie ne voulait pas se laisser faire, on s’en occupera plus tard. Commençons ! »
Bellatrix se déplace et ouvre une vanne. Un gargouillis glauque se fait entendre. Un goutte à goutte d’eau bouillante se met à tomber sur la plante des pieds de Britney, glisse le long de ses jambes et de son dos, lui arrachant un cri de douleur. Bellatrix se retourne vers le jeune homme resté coi.
« – Alors, es-tu prêt à accepter ma proposition ?
– Refuse ! crie Sandy. De toute façon c’est du bluff !
– Tu parles trop. »
Et sur ces mots elle actionne une seconde vanne qui fait lentement descendre la malheureuse dans la cuve, tête la première. Au contact du liquide ses cheveux font un pssshh résonnant, et augmentent le nombre de bulles éclatant à la surface.
« – Qu’est-ce que c’est ?!
– De l’acide chéri. C’est parfait pour gommer les imperfections.
– Aaaaaah ça brûle ! Mes yeux ! »
Le liquide est maintenant à mi-visage.
« – Ta réponse a-t-elle changée ?
– Mais ça ne va pas ?! »
Sans hésiter la terrible femme ouvre la vanne entièrement, laissant tomber Britney d’un seul coup dans le bain d’acide.
« – Oups, tu as cramé ton joker, dit-elle en s’approchant d’un levier. Au prochain essai, ce sera fini… »

« – Julie sort du bain, c’est l’heure du dîner !
– Oui maman, je me rince et j’arrive ! »
La baignoire se vida et les barbies, recouvertes de mousse, se retrouvèrent ensemble au fond. Une fois la fillette partie, Britney cracha les bulles de savon.
« – Bwar, mais quelle horreur cette mousse ! C’est parfum toilettes ?
– Aîe ! Je me suis cogné la tête quand elle m’a balancée contre le mur, dit Lindsey. Ken, au lieu de te marrer, tu ne voudrais pas m’aider à me détacher ?
– Holala, je suis tellement désolée, dit Bellatrix en défaisant les liens de Sandy. C’est toujours moi qui fais la méchante.
– En même temps c’est vrai qu’avec tes cheveux fous et ton maquillage qui coule tu passes facilement pour une sorcière, répond celle-ci.
– En attendant j’ai toujours ce sale goût sur la langue, c’était quoi cette idée de bain d’acide ? lance Britney dans un ultime crachat.
– Noooon pas la trempette !
– Oh Ken, t’es con…
– Bon, pour me faire pardonner c’est moi qui cuisine ce soir, dit Bellatrix.
– Quelle tambouille tu vas nous faire ?
– Oh, je pensais aller chiper un mouton aux playmos pour faire un mijoté…
– Oh, trop bonne idée, ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton ! »

 

« Les Frangines associées » Emmanuelle PEREZ & Eve ROBIN

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Deuxième place 2021 : « Dernière étape »

Dernière étape

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
— Chut ! Parle moins fort, maman est dans la cuisine, juste à côté, souffla Richard. Il ne faut pas qu’elle nous entende, je te rappelle qu’on est censés être chez Nath. Et oui, j’ai déjà vu papa l’utiliser plein de fois. Il suffit de tirer fort sur la poignée et ça démarre.
Marco observait avec méfiance la tronçonneuse exhibée par son grand frère.
— Ça va faire un bruit d’enfer, il va nous repérer tout de suite.
Richard réfléchit quelques instants et dut admettre que, du haut de ses neuf ans, Marco avait raison. Comme souvent d’ailleurs, il était âgé de trois ans de moins que lui mais il était malin comme un singe, selon l’expression de leur mère. Il reposa l’outil contre le mur du garage et glissa ses doigts le long de l’établi, songeur. De fines particules de poussière virevoltèrent devant le rai de lumière émis par sa lampe de poche. Il se saisit d’un marteau et le soupesa. De son côté, Marco fit étinceler la lame d’un cutter.
— Je crois que j’ai une idée. Tu te souviens du footballeur à la télé, comment il se tordait de douleur après sa rupture du tendon d’Achille ?
Richard allait acquiescer lorsqu’une porte claqua dans la maison. Son cœur bondit dans sa poitrine. Les frangins éteignirent leurs torches et se réfugièrent sous le plan de travail.
— C’est papa, il arrive, fit remarquer le plus jeune d’un filet de voix.
La peur leur nouait la gorge.
***
L’homme débarqua d’un pas lourd. Sylvie fit couler l’eau dans l’évier afin qu’il puisse nettoyer ses mains noires de cambouis. Il huma les effluves émanant de la gazinière et se pencha au-dessus de la marmite.
— Ça sent bon. Un vrai ragoût de mouton ? Ça faisait un bail que t’avais pas préparé ça dis donc. J’entends pas brailler, ils sont où les gosses ?
— Chez leur copain Nathanaël, ils sont invités à dîner.
Le visage buriné d’Yvan s’assombrit.
— Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas qu’ils aillent chez les culs bénis, ils vont leur mettre des saloperies dans la tête, grogna-t-il.
Il ne prit pas la peine de s’essuyer avec le torchon ; il écrasa la paume de sa main sur le crâne de sa femme et serra ses doigts.
— Il n’y a donc vraiment rien qui rentre dans ta petite cervelle de moineau, hein ? Ou alors tu le fais exprès pour m’énerver ?
Sylvie crispa la mâchoire sans rétorquer, immobile pour ne pas accentuer la tempête qui menaçait. Yvan libéra son étreinte et déplaça sa grande carcasse jusqu’au réfrigérateur. L’atmosphère s’alourdit encore davantage.
— Nom d’un chien, y a plus de bière ? T’as pas fait les courses bordel ? T’es vraiment bonne à rien, je me fais chier huit heures par jour dans cet atelier de merde et toi t’es pas foutue d’acheter un pack de bières ?
Sylvie, tête basse, était figée contre le marbre de la cuisine. Ne surtout pas soutenir son regard, rester soumise, attendre que l’orage passe. Dans le garage, les garçons étaient blottis l’un contre l’autre dans le noir, écoutant silencieusement, à l’affût du moindre bruit.
Énervé, Yvan sortit une bouteille de jus d’orange en verre et claqua la porte du frigo.
— Tu crois que je vais boire quoi ? Cette merde pour mioche ?
— Prends-toi un petit whisky, y en a dans le placard, glissa-t-elle doucement.
— Du whisky ? T’as vu la chaleur qu’il fait ? T’es vraiment conne des fois ! J’ai soif !
Sylvie n’eut pas le temps de parer le projectile. Le verre cogna contre son visage avant d’exploser au sol. Un éclair de douleur irradia sa joue. Des étoiles dansèrent devant ses yeux.
— Tu me ramasseras tout ça avant qu’on mange, cracha-t-il en quittant la pièce.
Sylvie se laissa glisser contre le meuble de la cuisine et s’assit sur le carrelage. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine, tremblant de tous ses membres. Malgré son état de choc, malgré sa pommette qui doublait déjà de volume, un sourire presque imperceptible se dessina sur son visage meurtri. Bien sûr mon chéri, pensa-t-elle, tout sera nickel pour le dîner, pour ton dernier repas, enfoiré. Elle serrait fort la poche de son tablier contenant le sachet vide de curare ; poison avec lequel elle avait assaisonné son plat.
***
La télévision braillait le résumé du Tour de France, ce qui avait permis aux garçons d’échafauder leur plan. Ils savaient exactement sur quel fauteuil était installé leur père. Marco sécha ses larmes d’un revers de main.
— J’espère qu’il n’est pas trop tard, j’espère que maman n’est pas morte.
Le cadet avait beau être très intelligent pour son âge, il n’en avait pas moins besoin d’être rassuré et Richard excellait dans ce rôle. Combien d’heures avaient-ils passées sous la couette de Marco, dans leur cabane d’invincibilité ? Combien de comptines Richard avait-il fredonnées pour couvrir le bruit des coups et des cris ?
— T’inquiète. Allez, c’est le moment, on y va, murmura-t-il en s’extirpant de la cachette.
Il prit mille précautions pour entrebâiller la porte menant du garage au salon. Il jeta un œil à l’intérieur et fit signe à Marco que la voie était libre. Ventre à terre, le plus jeune rampa sur le parquet et se glissa sous le rocking-chair. Richard entra à son tour, dissimulant le marteau dans son dos. Il se planta entre son père et la télévision. Son sang cognait contre ses tempes, ses jambes menaçaient de flancher. Yvan fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fous là toi ? Dégage, t’es pas transpa…
Il n’acheva pas sa phrase, une douleur foudroya son talon droit. Il bondit de son fauteuil. Le coup de cutter avait produit l’effet de surprise escompté. Richard brandit le marteau et explosa la rotule gauche de son père. Il avait vu ça dans la série Prison break ; viser les genoux pour neutraliser un ennemi, aussi costaud soit-il. Yvan adressa un regard stupéfait à son fils, mélange de douleur et d’incrédulité. Richard était tétanisé. Quelques instants passèrent, suspendus en l’air, comme dans l’œil d’un cyclone. Puis Yvan poussa un râle caverneux et tenta de se dresser sur ses bras. La terreur envahit soudain le garçon. Et s’il n’avait pas tapé assez fort ? S’il se relevait, il le réduirait en miettes. Richard prépara un nouvel assaut et le marteau s’abattit, cette fois sur le crâne. S’ensuivit un déferlement de coups qu’il ne contrôlait plus. L’arme frappa, percuta, défonça la boîte crânienne de son père.
***
Lorsque Sylvie retint enfin le bras de son fils, il ne restait qu’une bouillie de cheveux et de matière organique à la place de la tête de son mari. Richard lâcha le marteau, soudain vidé de toute énergie. Marco s’était redressé et observait le résultat, sans manifester d’émotion particulière. La mère était horrifiée, un sentiment d’immense culpabilité l’envahit. Sa faiblesse avait mené ses petits gars innocents au meurtre de sang-froid ; tout ça parce qu’elle n’avait pas réagi plus tôt.
— Je vais le jeter dans le lac, s’entendit-elle annoncer. Bien lesté, personne ne le retrouvera. Il ne faudra jamais parler de cette histoire à quiconque, jamais.
Les garçons promirent. Richard savait qu’elle n’y parviendrait pas seule, aussi l’aida-t-il spontanément, épargnant la besogne à son petit frère.
Ils mirent du temps à réaliser l’opération. Le corps était lourd, ils étaient maladroits. Sylvie était angoissée à l’idée de se faire repérer par des promeneurs. Ils rentrèrent épuisés, transpirants, terriblement éprouvés.
Dans la cuisine, la table était prête, le couvert impeccablement dressé. Marco était attablé, serviette nouée autour du cou, de la sauce tout autour de la bouche. Le cœur de Sylvie explosa dans sa poitrine, elle tomba à genoux, anéantie.
— Désolé, je ne vous ai pas attendus, j’avais trop faim. Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Troisième place 2021 : « Tequila Sunset »

Tequila Sunset

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Pequeña Muerte est allongée dans le fauteuil inclinable de mon cabinet dentaire. Elle ne porte rien d’autre sur elle qu’un maillot de foot du Cruz Azul, un mini short délavé et, sous l’œil gauche, ce ruisselet que composent trois larmes noires, indélébiles et figées. Entre ses derniers mots et ma réponse qui se fait attendre, un ange passe puis s’arrête, en vol stationnaire. Un coup dans l’aile. Au ras du sol. Derrière mon dos, Miguel s’impatiente, suspecte des absences dans mon trop long silence et finit par détecter l’odeur de mezcal sous l’effluve amidonné de ma blouse blanche. Lentement, le gorille fait dériver la bouche du canon de son automatique sur mon crâne, de l’occiput à la tempe. L’arme quitte l’angle mort de ma nuque et je me rends à l’évidence : la vie, pas plus que Pequeña Muerte, ne pose de questions rhétoriques. Alors je bredouille une réponse en terminant de raccorder le masque d’inhalation à la station d’anesthésie mobile. « L’engin » sur roulettes – dont je sais me servir – est « un emprunt sans retour » à l’hôpital de Monterrey… C’est là que j’ai connu mes heures de gloire en tant que praticien dans l’unité de chirurgie maxillo-faciale. À cette époque, il y a vingt ans, j’avais encore la main souple et l’esprit clair.
Au milieu du bureau, le voyant rouge du répondeur téléphonique indique deux appels en absence : Carie, pulpite ou abcès… La douleur comme le désir ne cessent de tarauder nos carcasses sensibles, c’est pourquoi les cabinets d’arracheurs de dents et les bordels aux putains tristes ne désemplissent jamais complètement. Pour l’instant, ma seule urgence n’a rien de dentaire. Elle consiste à effacer, sous la menace d’un revolver, ces trois gouttes d’encre que Pequeña Muerte a fait tatouer sur le lys de sa joue. La pratique est courante chez les prisonniers mexicains. Une larme par meurtre commis. Au-delà de trois, ce blason lacrymal vous classe au sommet de la hiérarchie pénitentiaire du crime. À partir de deux, il vous garantit les privilèges accordés aux résidents perpétuels de Santa Martha ou d’Oriente, ces deux annexes de l’enfer que le diable lui-même ne visite qu’escorté.
Ma patiente est en cavale ; elle doit donc faire disparaître de toute urgence ce « Curriculum mortis » de sa zone palpébro-jugale. Dans sa situation, impossible pour l’évadée d’accéder aux cliniques de chirurgie plastique. Quant aux tatoueurs, ils constituent le principal vivier d’indics pour la police et les cartels chilangos. Mieux vaut alors se rabattre sur l’enseigne d’un ancien chirurgien esthétique reconverti dans le maniement tremblotant de la roulette. Un médecin radié de l’ordre, que les voyous du quartier surnomment « Tequila sunset » quand il opère sans rendez-vous entre le crépuscule et l’aurore. Mes honoraires sont « libres » et chacun me paye selon ses compétences en me laissant une petite part des fruits de son talent ou de celui des autres. Qu’importe le flacon et sa provenance… Contre une caisse de Chabasse, un renvoi d’ascenseur, je referme les plaies ouvertes à la machette des chefs de gangs, réduis les fractures de phalanges des flics en mission bénévole, redonne aux filles en fleurs celle qu’elles perdent au manège pendant la cabriole… Ni formulaire d’admission, ni dossier médical. Je n’ai de comptes à rendre à personne en ce bas monde et dans l’autre non plus. À force d’accabler le pécheur, on discrédite la vertu. Seulement fidèle à l’esprit d’Hippocrate, je soigne sans distinction de couleur, d’origine ou de revenu.
Alors que je stérilise les derniers instruments du plateau médical, Pequeña Muerte congédie son garde du corps. Malgré ses réticences, Miguel attendra dans la voiture d’où il pourra surveiller la porte de l’immeuble. Avant l’anesthésie, la fugitive pianote un SMS sur son portable précolombien. Ces anciens modèles trafiqués sont plus difficiles à géolocaliser. Je sais aussi que le fait de rester seule et désarmée en présence d’un inconnu est une preuve insigne de confiance de la part de Pequeña Muerte. Surtout lorsque cet inconnu s’apprête à la plonger dans un sommeil artificiel d’une quarantaine de minutes. C’est beaucoup plus que le temps nécessaire pour ce type d’intervention car je m’oblige à ralentir mes gestes, à prévenir le moindre risque d’erreur liée à mon état. Cette fois-ci, ma main tremblera moins sous l’effet de l’alcool que suite à ce constat : quand ils dorment, plus rien ne distingue les anges du ciel des anges de la mort.
— Qué onda, mija ?
— Bien… je crois…
— Miguel a déposé ton dîner sur mon bureau ; une birria d’agneau dans son sac de livraison. Il m’a demandé de le garder bien fermé afin que tu puisses manger chaud.
— C’est du mouton et il y en a pour deux… Il vient du Cascabel, j’espère que tu apprécieras !
— Délicate attention… Le SMS, c’était pour la commande ?… Il se peut qu’en mastiquant, la douleur s’attise dans la zone d’abrasion : tu prendras les morceaux les plus tendres et ça ira.
Elle se redresse dans le fauteuil puis se lève, lentement, réprime un geste de la main en direction du pansement sous son œil. J’ai assez dessoulé à présent pour ne pas confondre le désir ravivé avec ce mâle regret d’un corps jeune et valide que je pourrais unir au sien.
— Pourquoi ce surnom ?
— Quand j’étais petite, à Naucalpan, ma mère tenait un bordel, un endroit que tout le monde appelait « La petite Mort »… Tu sais sans doute ce que ça veut dire en français…
— Je le sais…
— C’est là que j’ai grandi, derrière le comptoir de ce commerce éternel. J’ai vu tant de clients patienter au salon pour une fille à l’étage que j’ai fini par discerner dès leur arrivée les faveurs attendues, la douceur préférée ou la morsure profonde qu’ils souhaitaient recevoir de la peau d’une brune, de la bouche d’une blonde. J’ai su ensuite déceler dans leur regard ces blessures secrètes qui mêlent le goût amer du sang et des larmes au plaisir de la chair. La plupart des hommes ignorent ce que je sais d’eux-mêmes, et ce qu’ils veulent vraiment. Ils ne connaissent pas leur vrai visage et portent un masque qui se déforme au fil du temps. Et à la fin du carnaval, ils me confient : « Vicenta Caridad Nieves ! Nous ne sommes plus ceux que nous croyions avoir été ». Mais il est trop tard alors et leurs traits se figent dans l’extase de la mort…
— Voilà comment tu as deviné que la birria de mouton était mon plat préféré ! Les masques, ça me connaît, je les répare ; toi, ton rayon, c’est la mort, tu l’as déjà donnée trois fois !
Elle sourit, ouvre le sac isotherme sur le bureau, en sort deux bols en plastique contenant le délicieux ragoût. Je prends les couverts que je remise dans le tiroir du coin lavabo.
— J’ai vendu le bordel dont j’ ai gardé le nom. Quant à ton faible pour la birria, c’est Miguel qui me l’a dit. Il l’a appris hier en déjeunant dans un petit restaurant du quartier. Des habitués parlaient de toi. Miguel voulait s’assurer de la sécurité avant qu’on vienne ici…
Le maillot de foot bleu roi ondoie légèrement sous sa poitrine quand elle se penche et tend le bras ; Pequeña Muerte retire l’automatique placé par le gorille au fond du sac de livraison. Nous dînons en silence et tout me revient. Je me souviens du cimetière de Sonora, du tapage incessant des crapauds-buffles dans l’ombre des stèles ; de l’enfant couché, indélogeable, sur une dalle de marbre froid ; des birrias que ma tante m’apportait deux fois par jour pendant ces quatre jours et des trois nuits qu’elle passa sur cette pierre, éveillée près de moi.
— Vicenta Caridad Nieves… Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !
Le coassement des crapauds-buffles en rut couvre ma dernière parole. La Petite Mort et moi savons qu’il couvrira aussi la détonation puis le bruit sourd de mon corps heurtant le sol.

Eric MAZENOD

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

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