La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Auteur/autrice : Joëlle ROBIN Page 4 of 5

Troisième place 2022 : « Massacre dans la baie »

Massacre dans la baie


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. L’autre était posé sur l’épaule de Goulwenn. Ses mâchoires se décrispèrent à peine pour murmurer.
— Bon sang, fils, en trente ans de carrière, j’ai jamais vu un massacre pareil. C’est horrible.
Un vent iodé fouettait son visage ridé, creusé par l’air marin et l’anxiété. Un ciel laiteux de début d’automne jetait son voile sur la baie de Saint-Brieuc. Un froid insidieux se frayait un chemin sous les vêtements et glaçait les os. Jean-Yves Le Quellec, pourtant coutumier de ce climat, frissonna. À l’aube de ses cinquante ans, sa prestance habituelle semblait écrasée par le poids des soucis ; son dos commençait à se voûter.
Goulwenn réajusta son bonnet pour couvrir ses oreilles, autant déstabilisé par les évènements que par l’attitude pessimiste de son père. Depuis toujours, il était son modèle, sa référence, un homme robuste qui ne ployait pas face aux problèmes. Même à dix-neuf ans, il le regardait encore avec une réelle admiration.
— Comment c’est possible papa ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Jean-Yves plongea ses yeux noirs dans ceux de son fils.
— Je vais te le dire, moi, ce qui est arrivé…

***

Elle était soucieuse, avait un mauvais pressentiment, un stress qu’elle n’avait jamais ressenti jusqu’alors. C’était la première fois qu’elle ne percevait pas la présence réconfortante de sa famille à ses côtés. Comme si leur aura avait disparu. Dans la nuit noire, elle avait l’intuition que quelque chose n’était pas normal, inhabituel. Pourtant, il lui était inconcevable qu’ils l’aient abandonné, ils allaient forcément revenir. À moins que… À moins qu’il ne leur soit arrivé malheur. Alors que ces funestes pensées l’assaillaient, des bruits sourds résonnèrent sur le toit.
Elle se concentra au maximum ; ses yeux ne distinguaient aucun mouvement, l’obscurité était totale. Elle hésita. Devait-elle mettre un pied dehors au risque de s’exposer au danger ? Non, elle ne se sentait pas assez courageuse. Elle n’avait qu’une envie, se blottir contre ses proches et s’enfermer dans ce cocon rassurant.
Les sons progressèrent, semblant venir de partout. L’inquiétude se transforma en panique. Une menace approchait et elle était désespérément seule. Elle se fit la plus petite possible, se contracta au maximum pour essayer de disparaitre. Quelqu’un, dehors, lui voulait du mal, elle en était persuadée.

Puis, sans raison, le bruit cessa. Elle resta aux aguets, mais les secondes s’égrenèrent sans qu’il se passe quoi que ce soit. Le calme était revenu. Elle n’aspirait qu’à une chose désormais, retrouver les siens. Elle entrouvrit prudemment et s’arrêta net. Ce qu’elle perçut la glaça. Elle referma aussitôt, avant que le monstre n’ait l’occasion de se faufiler à l’intérieur. Une pression s’exerça de l’autre côté ; l’assaillant tentait d’ouvrir à son tour, sans plus se soucier d’agir dans la discrétion.
Un combat s’engagea. Une lutte dans laquelle elle lançait toutes ses maigres forces. Affolée, elle résista le plus longtemps possible. Le match était déséquilibré. La pression extérieure était trop forte. La fatigue l’envahissait. Elle céda, vaincue.

Il lui faisait face, impitoyable. Elle était terrorisée, se recroquevilla avant que son bourreau ne fonde sur lui. L’oppression de ce corps, infâme, l’horrifia. Qu’allait-il faire ? Elle ne tarda pas à le savoir, surprise par une attaque aussi cruelle qu’inattendue. Le monstre l’aspergea d’acide, provoquant une douleur terrible. Sa chair brûla, se décomposa lentement, sans qu’elle puisse réagir ni se défendre. Elle ne pouvait plus bouger, tout son être se dissolvait dans un supplice insoutenable. Elle était si jeune, trop jeune pour mourir, et sa famille qui n’était pas là pour l’accompagner. Cette pensée fut la dernière, se perdant dans les limbes des ténèbres qui l’enveloppèrent pour de bon.

***

— C’est pas croyable, souffla Goulwenn, abasourdi.
Il détourna le regard vers le treuil du chalutier qui remontait une nouvelle fois la drague, engin de pêche rempli de coquillages. Une légère houle faisait gîter le bateau sous les cris des mouettes, toujours à l’heure pour leur festin.
— Incroyable mais vrai, fils.
— Elles paraissent si… inoffensives, c’est dingue.
L’heure du repas arrivait, mais Jean-Yves et Goulwenn Le Quellec ne ressentaient pas la faim, ils avaient l’estomac noué.
— Il ne faut pas se fier aux apparences. Les étoiles de mer sont de redoutables prédateurs. Elles approchent discrètement de leurs proies avec leurs milliers de ventouses. Puis elles se collent sur la coquille Saint-Jacques. Elles placent leurs branches de part et d’autre du coquillage et exercent une pression. La victime tente de résister pour maintenir fermé son « refuge ». Une lutte sans merci s’engage, jusqu’à ce qu’elle cède, épuisée.
Goulwenn tirait distraitement sur les bretelles de sa cotte de ciré jaune en observant le tas d’astérides, nom scientifique de ces prédateurs insoupçonnables, gisant sur le pont. Son père continua son récit, le regard perdu au large.
— L’étoile de mer présente ensuite sa bouche ventrale devant la coquille Saint-Jacques, puis sort son estomac de son corps. À son contact, l’estomac commence à digérer vivante sa victime, avant de l’aspirer.
Le jeune marin-pêcheur affichait une moue écœurée.
— Et oui, fils, c’est comme ça qu’agissent nos mignonnes étoiles de mer. Et elles sont incroyablement nombreuses cette année. Jamais vu ça. Je sais pas si c’est le dérèglement climatique ou un bazar dans ce style, mais moi j’en ai ras la casquette. La récolte est nulle. Sans parler de ces histoires de Brexit et de prix du carburant.
— Papa, peut-être que les jours prochains seront meilleurs, qui sait. C’est l’heure d’aller à la criée, rentrons au port.
Jean-Yves émit un petit rire sarcastique.
— À la criée ? Pour vendre quoi ? On a que dalle. Terminé pour moi, fils, je rends ma salopette.
Comme pour illustrer sa dernière phrase, il se pencha, ramassa la caisse en plastique pleine de coquilles vides et la plaqua dans les bras de Goulwenn.
— Tiens, fils. Démerde-toi avec ça.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Quatrième place 2022 : « De la réintroduction des espèces en milieu hostile »

De la réintroduction des espèces en milieu hostile


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. C’est comme ça qu’on l’a retrouvé ce matin vers cinq heures. Il gisait près d’une benne à ordures. Les services de la voirie nous ont prévenus.
Jane, stagiaire au commissariat du premier arrondissement, s’appliquait à décrire les faits. Le commissaire hocha la tête marquant ainsi le début officiel de l’enquête.
– D’après les premières constatations, il serait mort vers deux heures cette nuit. Le décès serait dû à un empoisonnement au chlorate de topinambour. Ce teint zébré vert et mauve ne laisse aucun doute. Il avait dans la main des graines de quinoa. Pas de signe particulier, sauf un drôle de bracelet à la cheville avec un numéro de série.
Le commissaire émit un « Bigre ! » de circonstance, suivi d’un « Bretzel liquide ! » avant d’étaler ses connaissances en zoologie urbaine :
– Ça m’a tout l’air d’un crétin. On l’aura piégé. Ils ne résistent pas aux graines… Il y a quelques années les associations de protection de la nature ont fait une campagne pour la réintroduction du crétin des Alpes. Tu es trop jeune pour t’en souvenir, mais à l’époque ça avait fait des vagues. Ils ont ré-introduit quelques individus sur les pentes de la Croix-Rousse, le crétin aime bien le relief. L’isérois s’est bien adapté, il est plutôt rustique, par contre avec le haut-savoyard ça n’a pas marché. A moins de huit mille euros le mètre carré il se laisse dépérir. La région n’avait pas le budget. Dans notre cas, nous avons un beau spécimen de Piolus Piolus mâle. Il possède tous les attributs caractéristiques de l’espèce : Sandales, sac à dos, vêtements en chanvre équitable et il est bagué. Il doit loger dans le quartier. Avec un peu d’habitude on peut trouver ses traces. Ce bonnet Quechua en laine de lama cloué sur le platane, par exemple, signale aux autres membres la limite de son territoire…
Jane ne pouvait détacher son regard du cadavre…
– C’est la première fois que j’en vois un d’aussi près ! C’est émouvant, je croyais l’espèce disparue… Ho ! Là-bas ! Au coin de la rue ! On nous observe !
– Ça doit être sa femelle. Elle porte typiquement son petit devant elle, enroulé dans une longue pièce de tissu orné de motifs africains. Ne fais pas de bruit, tu vas l’effrayer… Et voilà elle est partie ! Bon ce n’est pas grave, on installera une planque près des toilettes sèches, elle finira bien par revenir…
– Je ne pensais pas qu’ils vivaient parmi nous ? David Vincent n’en a jamais parlé…
– L’organisme chargé de la réintroduction a bien fait les choses. Ils leur ont mis des zones de nourriture labellisées AB où l’on trouve des graines en vrac, ainsi que des bornes de recharge pour vélos électriques. Ils se sont bien adaptés et se sont reproduits plus vite que prévu. Il y a eu quelques problèmes au début avec les espèces endémiques, notamment avec le gone à poil ras ou la bécasse huppée d’Ainay, mais ils ont des régimes alimentaires différents et ne sont pas franchement en concurrence. Le premier chasse l’andouillette Bobosse à la tombée de la nuit, la seconde picore sa salade de concombres à la pause déjeuner avec une copine.
– Mais alors qui peut leur en vouloir au point de les supprimer ?
– Tout est possible. Conflit pour l’accès à la borne de recharge, attaque de climato-sceptique, braconnage… Les éleveurs de gones ont toujours vu d’un mauvais œil la réintroduction du crétin. Les commerces AB remplacent les bistrots et les charcuteries mettent la clé sous la porte. Du coup, ils doivent faire des kilomètres pour trouver une Bobosse. On peut comprendre leur mécontentement…
– On n’a aucune piste, on est dans la purée de tofu…
– En attendant, on peut faire enlever le corps. On va commencer l’enquête de routine, interroger les riverains et tutti quanti…
– Qui ça ?
– Commence juste par les riverains… Pour ma part je rentre. On est dimanche et je ne suis pas en service.
Le commissaire monta à bord de sa Juva 4 hors d’âge et bourra sa légendaire pipe de bruyère en grommelant. L’affaire était pour le moins délicate. Il traversa la ville sans encombre, la circulation étant faible à cette heure de la journée.
Lorsque il retrouva son appartement, madame Maigret tentait d’empêcher deux poules voraces d’envahir le composteur à lombrics, tout en surveillant d’un œil expert la cuisson de la blanquette.
– Jules, je n’en peux plus des idées de la mairie ! Il y a d’abord eu le composteur partagé devant l’immeuble, ensuite les deux poules obligatoires et maintenant le composteur individuel ! Ils sont obsédés par le recyclage !
– Une réussite ce composteur public, surtout pour l’invasion de rats qui s’en est suivi…
– Pour les rats, heureusement j’ai réglé le problème. Ça n’a pas été facile mais j’ai trouvé la parade. Le chlorate de topinambour c’est drôlement efficace !
– Tellement efficace que le crétin du dessus en a pris ! Il l’a confondu avec du quinoa. Je l’ai trouvé hier soir en bas de l’escalier. J’ai dû le déplacer cette nuit à la Croix-rousse et inventer une histoire improbable pour la stagiaire. S’il te plaît, n’utilise plus ce truc ! La nuit a été courte et je suis fatigué, alors tes problèmes de composteur, démerde-toi avec ça.

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Cinquième place 2022 : « Un dernier cadeau »

Un dernier cadeau

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Le bout de ses doigts en était rouge tandis que les jointures de la main ne cessaient de blanchir. Ses ongles se seraient fichés dans la chair de sa paume s’ils avaient eu la longueur suffisante.

Dans le tout petit matin encore soumis aux caprices de la lune et des dernières étoiles, le silence de la nuit finissante commençait, lentement, par à-coups étouffés, à se fissurer. Autour de la maison, pourtant, l’immobilité du temps paraissait factice.

Il serra encore un plus son poing mais en vain : il était parvenu au maximum de ses possibilités physiques. Il se saisit alors de la bobine de ficelle et enroula celle-ci autour de sa main, ajustant sur sa peau plusieurs tours de plus en plus sanglés jusqu’à ce que son membre ressemblât à une espèce de grosse et informe pièce de viande aux couleurs vives et luisantes. Il parvint à nouer la fine corde de façon à immobiliser totalement sa main sans qu’il pût désormais se libérer de cette entrave.

A l’extérieur, le silence était devenu une véritable mise en scène raillée par les nombreuses ombres, les unes lentes et basses, les autres fugitives et filiformes, qui apparaissaient puis s’évanouissaient sur le gris des murs mitoyens, dans le chaos des bosquets négligés, grandissaient exagérément sur les pavés de la rue, puis disparaissaient enfin comme si tout, d’un coup, d’un seul, venait d’être effacé de la surface de la terre.

Les nerfs de sa main emprisonnée faisaient remonter le long de son bras et dans son épaule des douleurs de plus en plus violentes. Malgré le froid ambiant, la sueur coulait sur son visage et collait à son corps gilet et pantalon. Pourtant il grelottait. De peur ? Certes non…ou un peu…mais si peu ! Non, il redoutait surtout de s’évanouir trop tôt. Il craignait que son organisme lâchât prise avant le moment fatidique. Il avait foi dans ce qu’il réalisait mais les terribles élancements de son membre entravé ne risquaient-ils pas de lui faire perdre connaissance avant le grand final ? C’était là sa seule angoisse, mais combien lui torturait-elle les viscères !

Puis le jour tenta sa première et timide incursion dans le ciel. Le soleil, encore somnolant à l’est, n’en repoussait pas moins mollement la nuit qui acceptait de s’éclipser avec dignité mais froideur avant d’être ridicule et dédaigneusement éteinte.

Malgré le mal intense qui maintenant irisait son bras, son torse et son dos, il sourit. Il leva fièrement sa main saucissonnée, la porta à ses lèvres pour l’embrasser longuement. Avec le jour naissant, il comprenait qu’il avait réussi et que son martyr ne serait pas vain.

Ce fut à cet instant précis que cris et ordres résonnèrent au dehors. Aussitôt, la porte d’entrée et les fenêtres du rez-de-chaussée s’éparpillèrent en éclats de verre et de bois.

Il sourit d’une joie vraie lorsqu’il vit le visage de l’officier SS se pencher sur lui.
Il croqua la capsule de cyanure.
Il n’entendit plus rien, ne vit plus rien. Il était mort.

L’officier nazi, rageur, coupa de son fier couteau à tête de mort, la cordelette qui maintenait fermé la main du résistant.
Délivrés de leurs liens, les doigts s’écartèrent immédiatement. Une grenade, cuiller relevée, roula sur le sol.
L’officier SS n’eut que le temps de lire les quelques mots tracés dans la paume du mort avant d’aller le rejoindre : « démerde-toi avec ça ! ».

Bernard DELMOTTE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

 

 

Nouvelle lauréate 2021 : « La démente »

La démente

« – Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
– Non je ne sais pas ! Mais t’as une meilleure idée pour s’échapper ?! »
Voilà déjà une demi-heure qu’ils sont enfermés dans ce local humide. L’air est à peine respirable, on voit même se former de la mousse dans les coins. Seule une petite fenêtre opaque laisse entrer la lumière. L’homme a un frisson qui lui remonte l’échine et lance à sa camarade :
« – Accélère Lindsey ! Il me semble entendre ses pas ! »
En effet, un bruit sec de talons se rapproche de plus en plus et résonne dans le corridor carrelé. Alors que Lindsey tente désespérément de couper ses chaînes, un rire machiavélique et moqueur se fait entendre derrière elle, ce qui lui fait lâcher son outil dans un sursaut.
« – Alors Lindsey, tu es déjà si pressée de rejoindre tes amies ?
– Arrête Bellatrix ! T’es malade, il faut te faire soigner ! »
La jeune femme brune, du haut de ses escarpins noirs, pose délicatement sa main vernie sur l’épaule frissonnante du jeune homme et dit d’une voix suave en esquissant un sourire :
« – Tu es bien radicale, tout ce que je souhaite c’est un rendez-vous avec ton bel ami.
En dégageant son épaule, un air de dégoût sur le visage, celui-ci lui répond sans hésitation :
– Même si tu me demandes tous les jours, je refuserai toujours. Même sous la torture…
– Mais mon cher, ce n’est pas toi que je vais torturer. »
Elle avance alors jusqu’à Lindsey, détache ses chaînes du mur, et la traîne derrière elle avec une force insoupçonnable. Lindsey a beau lutter, elle s’écorche les genoux sur le carrelage et ses poignets sont cisaillés par les fers. Son compagnon d’infortune s’agite, tire sur ses propres liens, essaye de rejoindre son amie et hurle dans leur direction :
« – Que vas-tu faire d’elle ?! Où sont les autres ?!
– Oh ne t’inquiète pas mon chou, elles sont bientôt prêtes pour TON spectacle. »

Le garçon se retrouve seul, sanglotant sur son triste sort. Qu’allaient devenir ses amies ? Et qu’allait-il devenir ? Ce harcèlement durait depuis des mois, mais elle avait vraiment passé un cap en les enfermant ici.
Il n’a pas le temps de s’apitoyer davantage que le bruit de pas revient. En voyant la femme s’avancer nonchalamment, il lui semble reconnaître, coincés dans les boutons de son chemisier et dans ses doigts, de longs cheveux blonds. Lindsey a dû se débattre autant qu’elle a pu.
« – Il ne manque plus que toi mon lapin. »
Il n’y a plus le choix, il faut la suivre. Arrivé au bout du couloir, une odeur acide lui remplit les poumons et lui fait tourner la tête. Il reprend ses esprits rapidement, mais en voyant la scène d’horreur qui s’ouvre devant lui, il manque de défaillir. Britney est ligotée, suspendue par les pieds au-dessus d’une cuve d’où s’échappent des bulles. Sandy est attachée à une chaise en équilibre sur un vieux plongeoir rouillé, juste à côté. Et Lindsey, toujours enchaînée, a été jetée dans un coin, inconsciente.
« – La pauvre chérie ne voulait pas se laisser faire, on s’en occupera plus tard. Commençons ! »
Bellatrix se déplace et ouvre une vanne. Un gargouillis glauque se fait entendre. Un goutte à goutte d’eau bouillante se met à tomber sur la plante des pieds de Britney, glisse le long de ses jambes et de son dos, lui arrachant un cri de douleur. Bellatrix se retourne vers le jeune homme resté coi.
« – Alors, es-tu prêt à accepter ma proposition ?
– Refuse ! crie Sandy. De toute façon c’est du bluff !
– Tu parles trop. »
Et sur ces mots elle actionne une seconde vanne qui fait lentement descendre la malheureuse dans la cuve, tête la première. Au contact du liquide ses cheveux font un pssshh résonnant, et augmentent le nombre de bulles éclatant à la surface.
« – Qu’est-ce que c’est ?!
– De l’acide chéri. C’est parfait pour gommer les imperfections.
– Aaaaaah ça brûle ! Mes yeux ! »
Le liquide est maintenant à mi-visage.
« – Ta réponse a-t-elle changée ?
– Mais ça ne va pas ?! »
Sans hésiter la terrible femme ouvre la vanne entièrement, laissant tomber Britney d’un seul coup dans le bain d’acide.
« – Oups, tu as cramé ton joker, dit-elle en s’approchant d’un levier. Au prochain essai, ce sera fini… »

« – Julie sort du bain, c’est l’heure du dîner !
– Oui maman, je me rince et j’arrive ! »
La baignoire se vida et les barbies, recouvertes de mousse, se retrouvèrent ensemble au fond. Une fois la fillette partie, Britney cracha les bulles de savon.
« – Bwar, mais quelle horreur cette mousse ! C’est parfum toilettes ?
– Aîe ! Je me suis cogné la tête quand elle m’a balancée contre le mur, dit Lindsey. Ken, au lieu de te marrer, tu ne voudrais pas m’aider à me détacher ?
– Holala, je suis tellement désolée, dit Bellatrix en défaisant les liens de Sandy. C’est toujours moi qui fais la méchante.
– En même temps c’est vrai qu’avec tes cheveux fous et ton maquillage qui coule tu passes facilement pour une sorcière, répond celle-ci.
– En attendant j’ai toujours ce sale goût sur la langue, c’était quoi cette idée de bain d’acide ? lance Britney dans un ultime crachat.
– Noooon pas la trempette !
– Oh Ken, t’es con…
– Bon, pour me faire pardonner c’est moi qui cuisine ce soir, dit Bellatrix.
– Quelle tambouille tu vas nous faire ?
– Oh, je pensais aller chiper un mouton aux playmos pour faire un mijoté…
– Oh, trop bonne idée, ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton ! »

 

« Les Frangines associées » Emmanuelle PEREZ & Eve ROBIN

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Deuxième place 2021 : « Dernière étape »

Dernière étape

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
— Chut ! Parle moins fort, maman est dans la cuisine, juste à côté, souffla Richard. Il ne faut pas qu’elle nous entende, je te rappelle qu’on est censés être chez Nath. Et oui, j’ai déjà vu papa l’utiliser plein de fois. Il suffit de tirer fort sur la poignée et ça démarre.
Marco observait avec méfiance la tronçonneuse exhibée par son grand frère.
— Ça va faire un bruit d’enfer, il va nous repérer tout de suite.
Richard réfléchit quelques instants et dut admettre que, du haut de ses neuf ans, Marco avait raison. Comme souvent d’ailleurs, il était âgé de trois ans de moins que lui mais il était malin comme un singe, selon l’expression de leur mère. Il reposa l’outil contre le mur du garage et glissa ses doigts le long de l’établi, songeur. De fines particules de poussière virevoltèrent devant le rai de lumière émis par sa lampe de poche. Il se saisit d’un marteau et le soupesa. De son côté, Marco fit étinceler la lame d’un cutter.
— Je crois que j’ai une idée. Tu te souviens du footballeur à la télé, comment il se tordait de douleur après sa rupture du tendon d’Achille ?
Richard allait acquiescer lorsqu’une porte claqua dans la maison. Son cœur bondit dans sa poitrine. Les frangins éteignirent leurs torches et se réfugièrent sous le plan de travail.
— C’est papa, il arrive, fit remarquer le plus jeune d’un filet de voix.
La peur leur nouait la gorge.
***
L’homme débarqua d’un pas lourd. Sylvie fit couler l’eau dans l’évier afin qu’il puisse nettoyer ses mains noires de cambouis. Il huma les effluves émanant de la gazinière et se pencha au-dessus de la marmite.
— Ça sent bon. Un vrai ragoût de mouton ? Ça faisait un bail que t’avais pas préparé ça dis donc. J’entends pas brailler, ils sont où les gosses ?
— Chez leur copain Nathanaël, ils sont invités à dîner.
Le visage buriné d’Yvan s’assombrit.
— Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas qu’ils aillent chez les culs bénis, ils vont leur mettre des saloperies dans la tête, grogna-t-il.
Il ne prit pas la peine de s’essuyer avec le torchon ; il écrasa la paume de sa main sur le crâne de sa femme et serra ses doigts.
— Il n’y a donc vraiment rien qui rentre dans ta petite cervelle de moineau, hein ? Ou alors tu le fais exprès pour m’énerver ?
Sylvie crispa la mâchoire sans rétorquer, immobile pour ne pas accentuer la tempête qui menaçait. Yvan libéra son étreinte et déplaça sa grande carcasse jusqu’au réfrigérateur. L’atmosphère s’alourdit encore davantage.
— Nom d’un chien, y a plus de bière ? T’as pas fait les courses bordel ? T’es vraiment bonne à rien, je me fais chier huit heures par jour dans cet atelier de merde et toi t’es pas foutue d’acheter un pack de bières ?
Sylvie, tête basse, était figée contre le marbre de la cuisine. Ne surtout pas soutenir son regard, rester soumise, attendre que l’orage passe. Dans le garage, les garçons étaient blottis l’un contre l’autre dans le noir, écoutant silencieusement, à l’affût du moindre bruit.
Énervé, Yvan sortit une bouteille de jus d’orange en verre et claqua la porte du frigo.
— Tu crois que je vais boire quoi ? Cette merde pour mioche ?
— Prends-toi un petit whisky, y en a dans le placard, glissa-t-elle doucement.
— Du whisky ? T’as vu la chaleur qu’il fait ? T’es vraiment conne des fois ! J’ai soif !
Sylvie n’eut pas le temps de parer le projectile. Le verre cogna contre son visage avant d’exploser au sol. Un éclair de douleur irradia sa joue. Des étoiles dansèrent devant ses yeux.
— Tu me ramasseras tout ça avant qu’on mange, cracha-t-il en quittant la pièce.
Sylvie se laissa glisser contre le meuble de la cuisine et s’assit sur le carrelage. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine, tremblant de tous ses membres. Malgré son état de choc, malgré sa pommette qui doublait déjà de volume, un sourire presque imperceptible se dessina sur son visage meurtri. Bien sûr mon chéri, pensa-t-elle, tout sera nickel pour le dîner, pour ton dernier repas, enfoiré. Elle serrait fort la poche de son tablier contenant le sachet vide de curare ; poison avec lequel elle avait assaisonné son plat.
***
La télévision braillait le résumé du Tour de France, ce qui avait permis aux garçons d’échafauder leur plan. Ils savaient exactement sur quel fauteuil était installé leur père. Marco sécha ses larmes d’un revers de main.
— J’espère qu’il n’est pas trop tard, j’espère que maman n’est pas morte.
Le cadet avait beau être très intelligent pour son âge, il n’en avait pas moins besoin d’être rassuré et Richard excellait dans ce rôle. Combien d’heures avaient-ils passées sous la couette de Marco, dans leur cabane d’invincibilité ? Combien de comptines Richard avait-il fredonnées pour couvrir le bruit des coups et des cris ?
— T’inquiète. Allez, c’est le moment, on y va, murmura-t-il en s’extirpant de la cachette.
Il prit mille précautions pour entrebâiller la porte menant du garage au salon. Il jeta un œil à l’intérieur et fit signe à Marco que la voie était libre. Ventre à terre, le plus jeune rampa sur le parquet et se glissa sous le rocking-chair. Richard entra à son tour, dissimulant le marteau dans son dos. Il se planta entre son père et la télévision. Son sang cognait contre ses tempes, ses jambes menaçaient de flancher. Yvan fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fous là toi ? Dégage, t’es pas transpa…
Il n’acheva pas sa phrase, une douleur foudroya son talon droit. Il bondit de son fauteuil. Le coup de cutter avait produit l’effet de surprise escompté. Richard brandit le marteau et explosa la rotule gauche de son père. Il avait vu ça dans la série Prison break ; viser les genoux pour neutraliser un ennemi, aussi costaud soit-il. Yvan adressa un regard stupéfait à son fils, mélange de douleur et d’incrédulité. Richard était tétanisé. Quelques instants passèrent, suspendus en l’air, comme dans l’œil d’un cyclone. Puis Yvan poussa un râle caverneux et tenta de se dresser sur ses bras. La terreur envahit soudain le garçon. Et s’il n’avait pas tapé assez fort ? S’il se relevait, il le réduirait en miettes. Richard prépara un nouvel assaut et le marteau s’abattit, cette fois sur le crâne. S’ensuivit un déferlement de coups qu’il ne contrôlait plus. L’arme frappa, percuta, défonça la boîte crânienne de son père.
***
Lorsque Sylvie retint enfin le bras de son fils, il ne restait qu’une bouillie de cheveux et de matière organique à la place de la tête de son mari. Richard lâcha le marteau, soudain vidé de toute énergie. Marco s’était redressé et observait le résultat, sans manifester d’émotion particulière. La mère était horrifiée, un sentiment d’immense culpabilité l’envahit. Sa faiblesse avait mené ses petits gars innocents au meurtre de sang-froid ; tout ça parce qu’elle n’avait pas réagi plus tôt.
— Je vais le jeter dans le lac, s’entendit-elle annoncer. Bien lesté, personne ne le retrouvera. Il ne faudra jamais parler de cette histoire à quiconque, jamais.
Les garçons promirent. Richard savait qu’elle n’y parviendrait pas seule, aussi l’aida-t-il spontanément, épargnant la besogne à son petit frère.
Ils mirent du temps à réaliser l’opération. Le corps était lourd, ils étaient maladroits. Sylvie était angoissée à l’idée de se faire repérer par des promeneurs. Ils rentrèrent épuisés, transpirants, terriblement éprouvés.
Dans la cuisine, la table était prête, le couvert impeccablement dressé. Marco était attablé, serviette nouée autour du cou, de la sauce tout autour de la bouche. Le cœur de Sylvie explosa dans sa poitrine, elle tomba à genoux, anéantie.
— Désolé, je ne vous ai pas attendus, j’avais trop faim. Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Troisième place 2021 : « Tequila Sunset »

Tequila Sunset

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Pequeña Muerte est allongée dans le fauteuil inclinable de mon cabinet dentaire. Elle ne porte rien d’autre sur elle qu’un maillot de foot du Cruz Azul, un mini short délavé et, sous l’œil gauche, ce ruisselet que composent trois larmes noires, indélébiles et figées. Entre ses derniers mots et ma réponse qui se fait attendre, un ange passe puis s’arrête, en vol stationnaire. Un coup dans l’aile. Au ras du sol. Derrière mon dos, Miguel s’impatiente, suspecte des absences dans mon trop long silence et finit par détecter l’odeur de mezcal sous l’effluve amidonné de ma blouse blanche. Lentement, le gorille fait dériver la bouche du canon de son automatique sur mon crâne, de l’occiput à la tempe. L’arme quitte l’angle mort de ma nuque et je me rends à l’évidence : la vie, pas plus que Pequeña Muerte, ne pose de questions rhétoriques. Alors je bredouille une réponse en terminant de raccorder le masque d’inhalation à la station d’anesthésie mobile. « L’engin » sur roulettes – dont je sais me servir – est « un emprunt sans retour » à l’hôpital de Monterrey… C’est là que j’ai connu mes heures de gloire en tant que praticien dans l’unité de chirurgie maxillo-faciale. À cette époque, il y a vingt ans, j’avais encore la main souple et l’esprit clair.
Au milieu du bureau, le voyant rouge du répondeur téléphonique indique deux appels en absence : Carie, pulpite ou abcès… La douleur comme le désir ne cessent de tarauder nos carcasses sensibles, c’est pourquoi les cabinets d’arracheurs de dents et les bordels aux putains tristes ne désemplissent jamais complètement. Pour l’instant, ma seule urgence n’a rien de dentaire. Elle consiste à effacer, sous la menace d’un revolver, ces trois gouttes d’encre que Pequeña Muerte a fait tatouer sur le lys de sa joue. La pratique est courante chez les prisonniers mexicains. Une larme par meurtre commis. Au-delà de trois, ce blason lacrymal vous classe au sommet de la hiérarchie pénitentiaire du crime. À partir de deux, il vous garantit les privilèges accordés aux résidents perpétuels de Santa Martha ou d’Oriente, ces deux annexes de l’enfer que le diable lui-même ne visite qu’escorté.
Ma patiente est en cavale ; elle doit donc faire disparaître de toute urgence ce « Curriculum mortis » de sa zone palpébro-jugale. Dans sa situation, impossible pour l’évadée d’accéder aux cliniques de chirurgie plastique. Quant aux tatoueurs, ils constituent le principal vivier d’indics pour la police et les cartels chilangos. Mieux vaut alors se rabattre sur l’enseigne d’un ancien chirurgien esthétique reconverti dans le maniement tremblotant de la roulette. Un médecin radié de l’ordre, que les voyous du quartier surnomment « Tequila sunset » quand il opère sans rendez-vous entre le crépuscule et l’aurore. Mes honoraires sont « libres » et chacun me paye selon ses compétences en me laissant une petite part des fruits de son talent ou de celui des autres. Qu’importe le flacon et sa provenance… Contre une caisse de Chabasse, un renvoi d’ascenseur, je referme les plaies ouvertes à la machette des chefs de gangs, réduis les fractures de phalanges des flics en mission bénévole, redonne aux filles en fleurs celle qu’elles perdent au manège pendant la cabriole… Ni formulaire d’admission, ni dossier médical. Je n’ai de comptes à rendre à personne en ce bas monde et dans l’autre non plus. À force d’accabler le pécheur, on discrédite la vertu. Seulement fidèle à l’esprit d’Hippocrate, je soigne sans distinction de couleur, d’origine ou de revenu.
Alors que je stérilise les derniers instruments du plateau médical, Pequeña Muerte congédie son garde du corps. Malgré ses réticences, Miguel attendra dans la voiture d’où il pourra surveiller la porte de l’immeuble. Avant l’anesthésie, la fugitive pianote un SMS sur son portable précolombien. Ces anciens modèles trafiqués sont plus difficiles à géolocaliser. Je sais aussi que le fait de rester seule et désarmée en présence d’un inconnu est une preuve insigne de confiance de la part de Pequeña Muerte. Surtout lorsque cet inconnu s’apprête à la plonger dans un sommeil artificiel d’une quarantaine de minutes. C’est beaucoup plus que le temps nécessaire pour ce type d’intervention car je m’oblige à ralentir mes gestes, à prévenir le moindre risque d’erreur liée à mon état. Cette fois-ci, ma main tremblera moins sous l’effet de l’alcool que suite à ce constat : quand ils dorment, plus rien ne distingue les anges du ciel des anges de la mort.
— Qué onda, mija ?
— Bien… je crois…
— Miguel a déposé ton dîner sur mon bureau ; une birria d’agneau dans son sac de livraison. Il m’a demandé de le garder bien fermé afin que tu puisses manger chaud.
— C’est du mouton et il y en a pour deux… Il vient du Cascabel, j’espère que tu apprécieras !
— Délicate attention… Le SMS, c’était pour la commande ?… Il se peut qu’en mastiquant, la douleur s’attise dans la zone d’abrasion : tu prendras les morceaux les plus tendres et ça ira.
Elle se redresse dans le fauteuil puis se lève, lentement, réprime un geste de la main en direction du pansement sous son œil. J’ai assez dessoulé à présent pour ne pas confondre le désir ravivé avec ce mâle regret d’un corps jeune et valide que je pourrais unir au sien.
— Pourquoi ce surnom ?
— Quand j’étais petite, à Naucalpan, ma mère tenait un bordel, un endroit que tout le monde appelait « La petite Mort »… Tu sais sans doute ce que ça veut dire en français…
— Je le sais…
— C’est là que j’ai grandi, derrière le comptoir de ce commerce éternel. J’ai vu tant de clients patienter au salon pour une fille à l’étage que j’ai fini par discerner dès leur arrivée les faveurs attendues, la douceur préférée ou la morsure profonde qu’ils souhaitaient recevoir de la peau d’une brune, de la bouche d’une blonde. J’ai su ensuite déceler dans leur regard ces blessures secrètes qui mêlent le goût amer du sang et des larmes au plaisir de la chair. La plupart des hommes ignorent ce que je sais d’eux-mêmes, et ce qu’ils veulent vraiment. Ils ne connaissent pas leur vrai visage et portent un masque qui se déforme au fil du temps. Et à la fin du carnaval, ils me confient : « Vicenta Caridad Nieves ! Nous ne sommes plus ceux que nous croyions avoir été ». Mais il est trop tard alors et leurs traits se figent dans l’extase de la mort…
— Voilà comment tu as deviné que la birria de mouton était mon plat préféré ! Les masques, ça me connaît, je les répare ; toi, ton rayon, c’est la mort, tu l’as déjà donnée trois fois !
Elle sourit, ouvre le sac isotherme sur le bureau, en sort deux bols en plastique contenant le délicieux ragoût. Je prends les couverts que je remise dans le tiroir du coin lavabo.
— J’ai vendu le bordel dont j’ ai gardé le nom. Quant à ton faible pour la birria, c’est Miguel qui me l’a dit. Il l’a appris hier en déjeunant dans un petit restaurant du quartier. Des habitués parlaient de toi. Miguel voulait s’assurer de la sécurité avant qu’on vienne ici…
Le maillot de foot bleu roi ondoie légèrement sous sa poitrine quand elle se penche et tend le bras ; Pequeña Muerte retire l’automatique placé par le gorille au fond du sac de livraison. Nous dînons en silence et tout me revient. Je me souviens du cimetière de Sonora, du tapage incessant des crapauds-buffles dans l’ombre des stèles ; de l’enfant couché, indélogeable, sur une dalle de marbre froid ; des birrias que ma tante m’apportait deux fois par jour pendant ces quatre jours et des trois nuits qu’elle passa sur cette pierre, éveillée près de moi.
— Vicenta Caridad Nieves… Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !
Le coassement des crapauds-buffles en rut couvre ma dernière parole. La Petite Mort et moi savons qu’il couvrira aussi la détonation puis le bruit sourd de mon corps heurtant le sol.

Eric MAZENOD

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Quatrième place 2021 : « Touche pas à mon mouton »

Touche pas à mon mouton

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Adrien, le garçon à qui Jeanne avait posé la question était plutôt mignon. Bien charpenté, regard aux beaux yeux verts, cheveux bruns un peu en bataille, mais un peu macho sur les bords. Elle connaissait bien ce type d’hommes. Ils faisaient les marioles avant de partir sur le quad mais un peu plus tard, elle devait aller récupérer l’engin embourbé dans le bois, avec le tracteur.
Pendant la semaine, Jeanne accueillait des groupes qui venait vivre « une expérience inoubliable de retour aux sources » comme disait son site internet : deux jours, perdus dans la nature, sans technologies digitales, pour développer entre collègues, de véritables contacts humains. Le team building, genre retour aux sources, se vendait bien.
Ces groupes lui permettaient de continuer à vivre à la ferme familiale, qu’elle avait héritée de son père, cinq ans plus tôt, y compris le quad et les moutons. Les villageois ne comprenaient pas qu’une belle jeune femme de trente ans comme Jeanne continuât à s’enterrer dans cet endroit isolé, pour élever des bêtes qu’elle ne vendait même pas ! Ils ne concevaient pas que cette maison et ses habitants à quatre pattes étaient tout son univers : elle y était née et avait grandi parmi eux. En fait, ils étaient pour elle, sa seule et unique famille.
La naissance de Jeanne avait coûté la vie à sa mère et son père ne se l’était jamais pardonné. Lui qui avait accouché tant de brebis, n’avait pas vu venir que celui de sa femme allait être problématique. Lorsque l’ambulance arriva, il était trop tard. Mais ils avaient pu sauver le bébé: c’était elle. Ni frère, ni sœur, père dépressif et mère absente. Les relations ovines avaient naturellement pris le pas sur les relations humaines.
Les groupes de team building qu’elle recevait lui apportaient l’argent nécessaire à l’entretien d’un troupeau de plus de cinquante bêtes. Elle connaissait tous ses moutons par leur nom. Car même si elle les tondait et vendait leur laine, cela ne lui permettait pas d’en vivre, ni même de survivre d’ailleurs. Et il était hors de question de les considérer comme de la viande de boucherie. L’idée de tuer un mouton et de le manger la faisait frémir d’horreur car elle tenait ces animaux en plus haute estime que les humains.
Au fil des années, elle avait même développé tout un cérémonial pour dire adieu à un membre de sa tribu. Lorsqu’un mouton mourrait d’accident, de maladie ou de vieillesse, elle le rasait une dernière fois avec tendresse et l’apprêtait avec amour, avant de l’incinérer. Après la mort de son père, elle avait d’ailleurs acheté un petit incinérateur, car enterrer les moutons lui demandait trop de travail. Elle disséminait leurs cendres sur son potager. Depuis cet achat, les villageois la prenaient vraiment pour une folle et évitaient de monter à la ferme. La bêtise et l’incompréhension de ces gens-là la faisait bouillonner intérieurement et lui donnait parfois des envies de meurtre.
Mauvaise saison oblige, cela faisait un moment qu’elle n’avait pas pu accueillir de groupes car les activités de team building prévues telles que jardinage, taille de bois, construction d’enclos et autres se pratiquaient en extérieur. Heureusement avec les beaux jours, l’engouement pour ces programmes en plein air, était revenu, diminuant sa frustration car cela lui avait beaucoup manqué. Financièrement parlant. Mais aussi sexuellement.

— Tu ne m’écoutes pas, lui avait dit Adrien, avec un sourire enjôleur.
— Excuse-moi, lui avait répondu Jeanne. Je vais quand même t’expliquer les principes de sécurité. L’utilisation de cet engin n’est pas prévue dans le programme.

Ce qu’elle fit. Le reste du séjour d’Adrien et de son groupe se passa bien, conforme à ce qu’elle avait imaginé. Elle dut sortir le tracteur en fin d’après-midi pour récupérer le quad embourbé et sauver un Adrien penaud, lequel pour se faire pardonner et consoler son ego, lui proposa de revenir pendant le week-end pour lui donner, gratuitement, un coup de main. Elle se dit qu’il pensait surtout lui donner des coups de rein mais Adrien était gentil et ce n’était peut-être pas un mauvais coup. Enfin, façon de parler.
Comme la plupart des hommes qu’elle avait séduits sans le vouloir, pendant un stage, Adrien revînt donc le week-end suivant. Elle avait insisté sur le fait qu’il ne devait le dire à personne, à cause de l’image de marque de son activité professionnelle. Elle irait le chercher à la gare, comme elle faisait avec les groupes. Et comme il y avait de plus en plus de moutons à la ferme et qu’il fallait absolument construire un parc supplémentaire, son aide serait la bienvenue.
Dans la plupart des cas, ces rencontres de week-end finissaient mal, à cause de la fatigue et de mots malheureux. Il y avait beaucoup de travail à la ferme, même le week-end et elle ne pouvait pas passer ses journées au lit, même en plaisante compagnie ! Il fallait s’occuper des moutons, même si, à la belle saison, ils paissaient en liberté, dans les champs avoisinants.
Adrien dut manier la scie, la hache, le marteau, la pelle et la fourche, comme tous les autres, avant lui. Mais compte-tenu de ses prestations en quad, elle ne le laissa pas utiliser le tracteur même s’il en avait émis l’idée. Le soir à table, il fut d’une conversation agréable. Même fatigué par les travaux de la journée, il était gentil et attentionné. Elle se fit la réflexion, qu’il pourrait être diffèrent des autres.
Après le repas, ils s’installèrent sur la terrasse, avec une vue magnifique sur la vallée. Le soleil se couchait et les quelques nuages accrochés dans le ciel, prirent des couleurs roses orangées que l’on ne voyait pas en ville. Le silence autour d’eux était léger. On entendait juste quelques oiseaux se souhaiter bonne nuit. Les odeurs d’herbe fraichement coupée flottaient dans l’air. Il faisait bon. Adrien prit la main de Jeanne et l’attira vers lui. Malgré leur fatigue, ils se préparèrent à une nuit active.
Soudain, au loin, on entendit plusieurs moutons bêler fébrilement. Jeanne se redressa immédiatement, attentive. Ce n’était pas normal. Elle reconnut immédiatement la peur. Ses moutons étaient en danger. Elle ne savait pas encore lequel mais elle s’en doutait. Il fallait absolument les rejoindre sans tarder. Elle se leva d’un bond, dévala l’escalier de la terrasse, attrapa au passage la pelle qui était restée appuyée contre la rampe, courant dans la direction du troupeau que l’on entendait paniquer. Adrien la suivit. Lorsqu’ils arrivèrent sur place, quelques minutes plus tard, ils durent constater qu’il était trop tard. Une des brebis avait été égorgée et gisait dans son sang.
Ce n’était pas la première fois que le troupeau de Jeanne subissait une attaque de ce genre. Adrien était tombé à genou devant la brebis, effaré par tout ce sang auquel il n’était pas habitué. Jeanne se tenait debout derrière lui. Plusieurs émotions intenses se battaient en elle, la douleur, mais surtout la colère et la frustration d’être arrivée trop tard.
Tous les deux avaient le regard fixé sur la bête morte, encore chaude. C’est alors qu’Adrien prononça, sans en avoir conscience, les mots funestes qui allaient sceller son destin. Le sang de Jeanne ne fit qu’un tour. La colère immense qui avait rempli son ventre face à la bête égorgée, déborda et se propagea à tout son corps. Lorsqu’elle atteignit son cerveau, dans une sorte de réflexe, Jeanne leva la pelle qu’elle tenait toujours à la main, et frappa Adrien d’un coup violent sur la nuque qui ne pardonnait pas. Adrien ne sentit rien. Il n’était pas la première de ses victimes à avoir prononcé des mots malheureux en sa présence, mots qui avaient provoqué chez elle, une rage folle et incontrôlable. En regardant les deux corps inanimés, elle se dit qu’elle les incinèrerait, comme les précédents et répandrait leurs cendres dans le potager.
Plus tard, en y repensant, Jeanne se demanderait comment un garçon si gentil et attentionné comme Adrien, avait pu être assez idiot et insensible, pour dire, en riant nerveusement, à genou devant la brebis égorgée :

Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

C’était vraiment chercher les problèmes.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Cinquième place 2021 : « Mouton noir »

Mouton noir

— T’es vraiment sûr de savoir t’servir de cet engin ?
Georges poussa un soupir.
— A ton avis ?
— J’sais pas, dit Bob. Ça a pas l’air facile.
— Pas grand-chose a l’air facile, pour toi…
Georges bifurqua à la sortie du village et lança la camionnette sur une petite route déserte. Les lumières du bourg s’éloignèrent dans le rétroviseur puis disparurent.
— Et tu dis qu’il t’faut combien d’temps pour ouvrir un coffre avec ce machin ?
— A peu près le temps qu’il te faudrait pour écrire ton prénom, répondit Georges. A supposer que tu saches l’écrire.
— T’as pas besoin d’être comme ça. C’est moi qui t’ai mis sur le coup, j’te rappelle.
— Ouais, dit Georges. Et je regrette déjà d’avoir accepté.
Ils roulèrent quelques kilomètres en silence, sans croiser la moindre habitation. La campagne était plongée dans l’obscurité et la seule lueur visible était le pointillé froid de la Grande Ourse s’élevant au-dessus de l’horizon.
— J’ai faim, lâcha Bob.
— Tu parles d’une nouvelle… A chaque fois que je te vois, soit t’as faim, soit t’es en train de bouffer. Soit les deux.
— Qu’est-ce que j’y peux ?
— Je sais bien, gras-double. Je sais bien.
Georges ralentit devant un panneau à demi masqué par la végétation. Un chemin couvert d’herbes folles quittait la route et s’élevait sur une colline. Au sommet, la silhouette massive de la maison se détachait contre le ciel nocturne.
— On y est.
— On ferait mieux d’éteindre les phares, dit Bob.
— Pour quoi foutre ?
— J’sais pas, au cas où y aurait quelqu’un.
Georges pila à l’entrée du chemin.
— Comment ça au cas où y aurait quelqu’un ? La baraque était censée être vide.
— Bah oui, c’est ce que m’a dit le p’tit-fils.
— Merde, il t’a dit qu’elle était vide ou qu’elle était censée être vide ?
Bob parut réfléchir un moment, puis il répondit :
— On ferait mieux d’éteindre les phares.
Georges jura. Il baissa la tête et prit une profonde inspiration.
— Y a autre chose que je devrais savoir ?
— C’est tout comme j’t’ai dit. Le vieux planque son coffre dans une armoire ou un placard de sa chambre.
— Une armoire ou un placard ?
— J’sais pas. Un truc comme ça. En tout cas dedans y a beaucoup d’lingots.
— Beaucoup combien ?
— Il m’a juste dit beaucoup.
— Bordel, soupira Georges. J’ai jamais vu un coup aussi mal monté.
— T’inquiète, mon pote est fiable.
— Tu m’étonnes. Un type qui dévalise son propre grand-père.
— Il dit qu’de toute façon le vieux est cinglé et qu’il en fera rien, d’son or. Si ça s’trouve il a déjà oublié qu’il l’a. Mon pote dit qu’il s’prend pour un berger.
— Un quoi ?
— Un berger.
— Nom de Dieu, dit Georges.
— Il dit que souvent le vieux prend une espèce de chapeau tyrolien et un bâton et qu’il va dans les collines avec ses moutons et qu’il reste là toute la journée à s’prendre pour un berger.
Georges poussa un soupir et regarda l’obscurité devant lui, comme s’il y cherchait la réponse à une question insoluble. Puis il répéta simplement :
— Nom de Dieu…
Il redémarra. Ils montèrent à flanc de colline, la camionnette cahotant dans les ornières. Ils n’avaient pas parcouru dix mètres qu’il dut piler pour éviter une demi-douzaine de moutons. Les animaux étaient avachis au milieu du sentier, l’air placide sous leur énorme toison, broutant l’herbe devant eux. Ils levèrent la tête vers eux, leurs yeux luisant à la lueur des phares.
— Regarde-moi ces bestiaux, fit Bob. J’connais rien d’plus con qu’cet animal…
— Je vois bien quelqu’un, dit Georges.
Il avança un peu et les moutons finirent par se lever, arrachant une dernière bouchée d’herbe et s’éloignant d’un pas nonchalant, mâchant toujours.
— J’ai vraiment faim, dit Bob. Tu sais ce qui m’ferais envie ?
— Non, et je m’en cogne.
— Du mouton. Voilà ce qui m’ferait envie. Une bonne côtelette de mouton.
Ils atteignirent le sommet de la colline, les formes claires des moutons figées un instant dans le pinceau des phares puis rendues aux ténèbres. Georges arrêta la camionnette devant la maison et coupa le contact. Le silence tomba sur eux, seulement rompu par le bruit des grillons et, de temps à autre, un lointain bêlement.
Il fallut plus de temps à Bob pour ouvrir la porte d’entrée avec les clefs fournies par le petit-fils qu’à Georges pour accéder à la chambre à l’étage, trouver et forcer le coffre-fort. Il braqua sa lampe-torche à l’intérieur et s’arrêta de respirer. Quelques enveloppes scellées, de vieilles cartes postales, une lettre d’amour. Une alliance posée sur une photo jaunie.
— Bordel de bordel de bordel…
Il redescendit les escaliers à grands pas, son matériel sous le bras. Bob était occupé à vider l’argenterie dans son sac à dos.
— On se casse, dit Georges.
— Y a combien ?
— Si t’es pas dans la voiture dans deux minutes ton gros cul rentre à pied.
Deux minutes plus tard Georges redescendait le sentier à vive allure, les poings serrés sur le volant. Bob le regarda quelques secondes avant d’ouvrir la bouche.
— Alors ?
— Alors ton pote est un abruti, répliqua Georges. Ce qui devrait pas me surprendre.
— Y avait pas d’lingot ?
— Mais si, gras-double, y en avait plein le coffre. Des kilos et des kilos. Putain, je le savais. Je le savais depuis le début. C’est toujours comme ça avec toi. Tu foires tout sur tout. Des boulets j’en ai connus mais toi t’es vraiment le type le plus…
Le choc lui projeta le visage contre le volant. Il braqua en écrasant le frein et la voiture s’immobilisa en travers du chemin dans un bref crissement de pneus.
— Merde, dit Bob. T’as shooté un mouton.
Georges se redressa. Les phares étaient braqués sur le talus. Des insectes virevoltaient dans leurs cônes de lumière et, au-delà, une forme gisait sur le chemin plongé dans l’ombre.
Georges ouvrit la portière et s’avança à pas lents. Son pied buta sur quelque chose.
— On va l’mettre dans l’coffre, cria Bob depuis l’habitacle. J’ai un copain chasseur, il pourra nous l’découper. Tu sais quoi, ça fait un bail que j’ai pas mangé un vrai ragoût d’mouton.
Georges l’entendit à peine. Il regarda la silhouette immobile sur le sentier, puis il se pencha sur le chapeau tyrolien qui gisait à ses pieds. Quelque part derrière eux, un bêlement s’éleva dans l’obscurité.

Florent ARC

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2020 : « Sœurs de sang »

Soeurs de sang

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Là-bas, c’est chez moi. Là-bas, c’est là où je ne voudrais pas vivre. Pourtant, il fait beau presque toute l’année. Mamie dit que ce beau temps, nous le payons en hiver quand le soir se couche si tôt. Moi, je crois que je le paie en étant si loin de ses bras. Pire encore, je le paie en vivant avec ma mère. Je suis née là-bas, à Avignon, dans la belle cité des Papes. Et je suis morte immédiatement, lorsque mes parents m’ont ramenée dans leur appartement ridicule de la Croix des oiseaux. Ce nom est effrayant. J’imagine des oiseaux crucifiés par dizaines sur les portes, les fenêtres, les murs de tous les immeubles décrépis. Cette triste appellation résume le destin des enfants du quartier, tous ceux qui ne s’envoleront jamais loin d’ici. Papa l’a vite compris, il a saisi la première occasion pour s’échapper. Moi, ma bouffée d’air pur, mon éther, c’est quand je vais chez mamie à Malo-Bray-Dunes. On prend le train dès la fin de l’école. On fait un changement à Paris et on arrive tard à Lille. On doit encore prendre un bus mais ça en vaut la peine. Maman repart quelques jours après. Elle a toujours des choses à faire. Dans le Sud, comme elle dit. Pourtant, elle ne travaille pas. Ou pas comme les autres mamans. Elle n’est pas caissière, ou institutrice. En vrai, je crois juste qu’elle se promène dans la ville. Elle ne veut pas que je le sache. Alors, je reste dans le nord. Bien au chaud avec mamie. On se promène sur la plage, main dans la main. Le vent nous décoiffe, on remet notre capuche, nos bonnets, nos jupes. On se sert bien fort pour ne pas décoller. Après, on rentre et on mange des gâteaux trempés dans le café et ça dure tout l’été.
Mais cette année, on a dû repartir avant la fin des vacances. Mamie était triste et moi aussi. J’ai raté le spectacle de la retraite aux flambeaux où la lune joue à cache-cache derrière les nuages. Elle apparaît, elle s’enfuit tandis que les flammes scintillent dans la mer. L’astre répond à nos voix qui chantent la Vierge. Je la remercie pour toutes ses bontés, je m’agenouille dans les dunes au pied du calvaire des marins. Le sable chatouille mes genoux. Je les enfonce jusqu’à ce que des ajoncs égratignent ma peau pour effacer les erreurs de maman. Mamie dit qu’elle n’en a fait qu’une. Le jour où elle a refusé d’épouser papa. Mais elle en a fait d’autres.
Lorsque nous sortons de la gare d’Avignon, il fait déjà trop chaud. L’air pue la pisse de chat, les gens transpirent et maman enlève sa veste. Elle a grossi. Elle se fond dans ce paysage fait de laideur et de fétidité. La situation dégénère tout l’automne. L’atmosphère est viciée jusqu’à ce que ma copine Léna me dise :
– Elle est pas enceinte, ta daronne ?
Et bien sûr, Léna a raison. J’observe ma mère du coin de l’œil. Elle peine en montant les escaliers quand l’ascenseur est en panne. Elle sort moins tard le soir, elle préfère s’avachir devant la télé. Les jours et son dynamisme raccourcissent jusqu’au jour fatidique où une boule gluante et hurlante se glisse hors de son entrejambe.
Je viens de rentrer de la garderie. Une fois de plus, elle n’est pas venue me chercher. Lorsque je tourne la clef dans la serrure, maman pousse un long cri strident. Je cours au bout du couloir. J’ouvre la porte de la salle de bain. Les odeurs me retournent l’estomac. Une bouillie de pain et de chocolat atterrit dans la cuvette. Maman est allongée sur le sol, sa tête est adossée contre les parois de la baignoire. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Des excréments jonchent le tapis imprégné de sang. Inerte, par petites saccades, son buste s’affaisse dans une mare de liquide glaireux. Elle n’a jamais été dérangée par les relents putrides des corps.
Elle n’entend pas les vagissements du nouveau-né, encore relié à elle par un long tube poisseux. Pour délivrer maman de cet objet infect, je tire de toutes mes forces sur le tuyau sanguinolent. Mes mains glissent, du sang jaillit des entrailles de maman qui se soulève dans un léger soupir. La bête reste accrochée au corps de ma mère. J’attrape un coupe-ongles, seul objet métallique de notre salle d’eau, et je commence à sectionner le cordon par de petites entailles. Une malédiction règne dans notre sang. Il faut s’en détacher, par le fer et la force. A la première incision, je n’éprouve que du dégoût. Je n’ai aucune emprise sur le lacet gluant. Il me glisse entre les mains. Je le sers fort dans ma veste que je n’ai pas eu le temps d’enlever. Il ne doit pas m’échapper. Je tremble de la tête aux pieds. Je m’acharne. A chaque entaille, j’inspire. La lame de la lime me rappelle l’écume du Pas-de-Calais. L’ampoule nue ressemble à la lune. J’invoque la Vierge. Les chants de l’Assomption emplissent ce lieu clos et humide.
Je poursuis mon ouvrage. Maman ne bouge plus du tout. Ses paupières sont fermées. Un joli bleu recouvre ses joues, ses lèvres. Encore quelques instants et son visage se teintera du bleu dense, couleur du manteau de Marie et des rouleaux de la mer du Nord. Je suis presque seule. Ma liberté ne tient plus qu’à quelques veines rouges à sectionner.
Au bout d’une dizaine de minutes, mon travail est terminé. Ma mère est morte. L’enfant est libre. Et je n’aspire plus moi aussi qu’à la liberté. L’envie de courir chez mamie m’enivre aussi fort que les bières que maman buvait. L’enfant vagit de colère. Cette toute petite fille a froid, a faim. Ces sensations, je les connais par cœur, petite sœur. Elles ne me quittent que durant les deux mois d’été. Tu t’apprêtes à devenir une nouvelle moi. Une enfant crucifiée sur l’autel de l’indifférence de ce monde débile et mortifère. Que veux-tu, petit être ? Que je te nourrisse ? Que je te soigne ? Que je te borde ? Crois-tu que je t’emmènerai dans mon lointain ici ? Penses-tu que je vais vouloir partager mon petit coin de paradis alors que j’ai vécu dans cet enfer pendant huit ans ? Que les liens du sang suffisent à m’arracher un tel sacrifice ? Il y a à peine de la place pour moi. Alors toi, qui n’es rien, tu vas le rester. Je t’attrape par un pied, le plus pâle, le plus propre. Je te dépose dans le lavabo et fais couler l’eau tiède. Inutile de te faire souffrir. Je t’offre le ciel en douceur. Lorsque la cuve est pleine, j’arrête le jet. D’une pression presque légère, je plonge ton crâne sous l’eau. Les pleurs cessent. Tes mains se secouent, comme des marionnettes. Un instant, je doute. J’aurais peut-être pu jouer avec toi. Sous l’eau, tu ressembles à une jolie poupée. Mais tu éclabousses ma tenue de sport. Et je ne veux plus de tâche. J’enfonce ta tête un peu plus profondément. J’observe les bulles qui s’échappent et disparaissent à la surface. Le liquide redevient calme et limpide. Je regarde un moment ce corps inerte qui flotte dans la vasque blanche exiguë. Je prends le sac plastique qui nous sert de poubelle et j’engouffre ton corps de nourrisson dedans. Je pense aux coups et aux insultes que tu aurais dû endurer s’il avait vécu. Crois-moi, je te fais un sacré cadeau ! Je descends les escaliers. Au moment de jeter le corps dans les poubelles du bas de l’immeuble, je me ravise. Ma sœur ne mériterait-elle pas une tombe ? Si les voisins la découvraient, comprendraient –ils mon geste ? Pourraient-ils me condamner à rester avec eux ?
Je poursuis mon chemin en direction de la décharge municipale située le long de la voie ferrée. Accrochée à ma main, le sac se balance. Ma sœur est presque vivante. Elle revit et espère me suivre jusqu’à la gare et rencontrer mamie. Je ne suis pas sûre de la garder avec moi. Je vois passer le train de 19 : 13 qui nous aurait emmené directement à Lille. J’en prendrai un autre. Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Cécile GAILLARD

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

https://www.youtube.com/watch?v=lQNxS3w__xI&t=52s

 

Deuxième place 2020 : « Crash »

Crash

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. On se met aussitôt sous la couette pour ronfler comme un bienheureux jusqu’au petit matin. Pas besoin d’anxiolytiques ni de petit digeo. Je t’assure que ça requinque.
Raoul ne sait pas comment l’autre s’est encore retrouvé à ramener les choses à son nombril alors qu’il lui relatait un séjour en Australie. En tout cas il veut bien le croire. Il aimerait ça, ronfler. Être assez serein.
L’autre s’épanche avec aisance.
– C’est un autre rythme, la journée on s’occupe des bêtes et le soir, une bonne soupe et au lit.
Sa phrase ponctuée par un grand éclat de rire. Ridicule. À l’entendre, la campagne c’est la thalasso. Et puis il est fier. Il voudrait une médaille pour son séjour chez les bouseux. Faire les gros titres : « Un chef d’entreprise à la rencontre des paysans » ou « Quand un homme d’affaires croise une charolaise », quelques mots pour le mettre en lumière, lui, le valeureux PDG capable de se crotter les bottes.
– J’aime multiplier les expériences, c’est tellement formateur. D’ailleurs c’est sur ce principe que j’ai construit ma carrière, je suis parti de rien tu sais…
Raoul hoche la tête en jetant un œil à l’extérieur. Oui il sait. Comme les deux cent trente-trois employés de la boîte. Il le rabâche à chaque occasion. Noël, pots de départs, signatures de contrats. Tout est prétexte. Fils d’artisan, il a monté sa boîte avec trois cents balles en poche pour devenir, quelques décennies plus tard, le deuxième du marché européen. On ne risque pas de l’oublier.
– C’est pour ça que j’organise ce genre d’évènements, pour permettre à mes équipes de sortir de leur zone de confort. C’est mieux qu’une grille d’évaluation. Je vois tout de suite à qui j’ai affaire.
Raoul acquiesce encore. Il n’est pas là par hasard. Il connaît la bête.
– Les timides qui se font violence, les grandes gueules qui se carapatent, les opportunistes, les allumeuses…
On y vient, se dit Raoul.
– Tu vois – ça reste entre nous bien sûr, je sais à qui je peux faire confiance, ajoute-t-il avec un clin d’œil entre deux secousses – c’est cliché, mais ce sont souvent les plus discrètes les plus avenantes. Pour ne pas dire les plus chaudes.
Un rictus monstrueux lui déforme le visage. Une décharge d’adrénaline fait trembler Raoul. Il l’invite à poursuivre.
– Je me souviens d’un week-end canyoning dans les gorges du Verdon…mémorable…
La nausée s’insinue. Ni le moment ni l’endroit.
– Petit comité. Un groupe de douze. Super ambiance.
Raoul s’impatiente. Il veut l’entendre. Il doit l’entendre. Le temps presse.
– On venait de faire un chiffre monumental et ça sentait la relâche, le besoin de se « vider », si tu vois ce que je veux dire.
Une rafale d’images obscènes.
– Sport extrême la journée, cuites le soir. Pas couchés avant trois heures du mat.
Quinqua tout fier de se la coller avec des jeunes. Pathétique.
– Entre deux vodkas au bar de l’hôtel, je la repère. Une petite brune du service compta, jamais remarquée avant le stage.
Forcément.
– Autant elle est plutôt quelconque la journée, boudinée dans sa combi vert pomme et trouillarde comme personne, autant là, agrippée à sa queue de billard, avec ses petites mains potelées et son regard flou, elle est presque troublante, voire carrément bandante…
Raoul sent qu’ils approchent, au-delà du dégoût l’angoisse le saisit : et si l’autre n’avait pas le temps d’achever son récit ?
– Elle est avec cinq collègues, franchement pas terribles, qui font semblant de savoir jouer, tu sais comment sont les filles. Nos yeux se croisent à plusieurs reprises, tandis que je recommande à boire pour les gars. Je sens que la soirée ne fait que commencer.
Raoul réprime un haut-le-cœur.
– Elle sait qui je suis, bien sûr. Je vois tout de suite que ça l’excite. Les femmes adorent le pouvoir, je ne t’apprends rien. Elle est à point, il n’y a plus qu’à la cueillir. Je la détourne gentiment de ses copines et lui offre quelques verres, pour la forme. Bon, elle n’a pas trop l’habitude de boire apparemment. Elle commence à se tortiller au milieu du bar, à se ridiculiser un peu. Quelque chose me dit qu’il vaut mieux la faire monter tout de suite.
Ne pas vomir.
– Arrivée dans ma chambre, elle met quelques minutes à réaliser qu’elle n’est pas sur son lit, fait mine de vouloir s’éclipser, me rabâche qu’elle est fatiguée, mais je sais qu’au fond elle en meurt d’envie, il y a des signes qui ne trompent pas. Je commence par lui retirer sa jupe, ses cuisses sont plus fermes que je ne l’imaginais, elle gémit…
Il interrompt brutalement son monologue. Le pilote vient de leur faire signe. Ils sont arrivés. Raoul panique. L’autre n’a pas terminé. Et ils doivent sauter. Maintenant. Alors qu’il allait savoir. Entendre enfin l’horrible vérité. Celle d’un monstre ayant abusé la seule femme qu’il n’ait jamais aimée.
– Prêt ? C’est ta première fois en solo d’après ce que j’ai compris.
Oui. Raoul est prêt. Il a tout fait pour en arriver là. Se retrouver en tête à tête avec l’autre à quatre mille mètres d’altitude. Le plan était rôdé. Formation en accéléré, puis, comme quatorze autres collègues, inscription au week-end « sensations fortes » organisé par « Monsieur le directeur ». Rapprochements subtils. Passer d’illustre inconnu à favori. Un jeu d’enfant. Tout s’est déroulé comme prévu. Pour se distraire, l’autre l’a réquisitionné. En mode privé. Dans un instant, l’un après l’autre, il se jetteront dans les airs, munis de leurs voiles et de leurs harnais. Un dernier saut. En tout cas pour l’autre, dont le parachute ne s’ouvrira jamais. Raoul part en premier. Il ne veut pas voir ça. Le vent s’engouffre soudain, il est sur le point de se jeter dans le vide quand, dans le tumulte aérien, la voix glacée de l’autre se fraie un chemin…
– Au fait, j’ai échangé nos sacs. Tu crois vraiment que si j’étais si con, je serais deuxième sur le marché européen ? Je suis parti de rien, tu sais… et puis, concernant ta copine, ne t’inquiète surtout pas, je suis resté un peu sur ma faim la dernière fois mais je compte bien me rattraper. Je vais prendre bien soin d’elle.
Puis, juste avant de le pousser dans les abîmes :
Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Mélissa BIRKENHAUPT

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés



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