La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Auteur/autrice : Joëlle ROBIN

Troisième place 2020 : « Sous le regard du judas »

Sous le regard du judas

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite…” Non finalement, ce n’était pas une bonne idée, se dit Abel. Ce n’était pas le moment de commencer à lire ce livre de Saer, même s’il savait qu’il ne serait pas déçu. Il le referma d’un mouvement brusque. Il avait autre chose à faire, de plus urgent, du bricolage. Mais s’il avait su, il aurait juste continué la lecture de son polar et serait toujours vivant.
Il était traducteur professionnel et s’était spécialisé dans la littérature policière. Il avait grandi en France mais avait eu la chance de naître d’un père suédois et d’une mère islandaise, ce qui lui donnait un avantage certain, dans cette profession et ce genre. Il adorait cette littérature, et ne ratait ni un roman, ni un film, ni une série noire. Son médecin lui avait même demandé un jour si cela n’influençait pas négativement sa vision du monde et son mental. Cette question était restée sans réponse.
Il quitta le canapé du salon et se dirigea vers l’entrée de l’appartement. Il avait un œillet de porte à poser, inerte et en apparence très ordinaire. Ce judas qu’il voulait placer était une sécurité, en cas de panne de courant, comme il y en avait eu une la semaine passée. En effet, la caméra vidéo de surveillance, qui lui permettait de suivre tout mouvement dans le couloir, sans être vu, avait été hors service pendant une demi-journée. Cela l’avait grandement perturbé car le monde extérieur avait échappé à son contrôle, pendant tout ce temps.
En ouvrant l’emballage contenant l’œillet qu’il avait acheté sur internet, deux jours auparavant, il s’était senti mieux. Mais il fut confronté à un premier problème car le mode d’emploi en français avait probablement été (mal) traduit du chinois (“made in China”). Il avait eu un peu de mal à comprendre l’installation, mais heureusement il avait trouvé, sur le net, un “tuto” bien fait pour l’expliquer. Il n’était pas très bricoleur mais il allait s’en sortir.
Un deuxième problème avait surgi et pris un peu plus de temps à être résolu. Sa porte était en bois, assez épaisse, et il avait dû chercher un foret spécial adapté à la taille de l’œilleton, foret qu’il avait dû commander sur internet. Bien sûr, il aurait pu aller au magasin de bricolage du coin pour l’acheter mais, depuis la fin du confinement, il n’avait pas remis le nez dehors. Il avait pris l’habitude de rester chez lui, face à son ordinateur et en était très satisfait. Il faut dire qu’il ne sortait déjà pas beaucoup, avant le confinement. Il avait peur des gens, une phobie comme on dit. Mais le foret avait été livré le matin même et c’était ce qui comptait.
Debout devant la porte, il prit son courage à deux mains, mais surtout sa perceuse. Il fallait la tenir, bien à angle droit, en ne stoppant son travail qu’une fois la porte traversée. Il avait fait un trou bien net. Ce « tuto » était vraiment bien fait. Il avait magistralement évité de transformer sa porte en un morceau de gruyère. Il était satisfait du résultat.
Finalement, il en était arrivé à la phase finale de la pose qui consistait à insérer les deux parties cylindriques du judas dans le trou. Cela avait été son troisième problème. La première fois, il s’était trompé et avait placé le viseur côté extérieur et la lentille à l’intérieur. Il se fit la réflexion que cela pouvait être utile pour un voleur, hésitant devant une porte, lui permettant de voir à quoi ressemblaient ses victimes potentielles. Abel avait surtout ri de sa propre inattention.
Sa seconde tentative fut la bonne : l’œillet fut placé comme il faut. Il recula de trois pas et contempla son travail : il fut fier de lui-même. Il voulut s’approcher de la porte pour regarder à travers l’œillet, mais, d’un seul coup, il se sentit mal, très mal. Il se passait quelque chose de vraiment bizarre.
En regardant le judas, il pencha la tête vers la gauche, puis vers la droite. Il fit cela plusieurs fois. Il se déplaça latéralement dans le couloir. Il se mit aussi sur la pointe des pieds puis s’accroupit. Il répéta ces mouvements plusieurs fois. Gauche-droite. Haut-bas. Il avança, recula, se mit dos à la porte, plusieurs fois également. Mais il n’y avait pas d’erreur possible. La sensation désagréable initiale persistait, comme lorsque vous êtes face au tableau de la Joconde dont le regard vous suit partout. Sans aucun doute possible, cet œilleton chinois le fixait. Et le pire était qu’il avait cette impression, même en étant dos à la porte…. Et plus il regardait le judas et plus son malaise grandissait. Finalement, il en fut persuadé : l’œillet était dans la porte et regardait Abel.
Sous le choc, effaré, il fit trois pas en arrière et, appuyé contre le mur, il se laissa glisser au sol, à côté de la porte de la cuisine, face à l’entrée. C’est à ce moment-là que sa vie bascula. Il comprit qu’il ne pourrait pas vivre avec un œillet qui l’observait, il était beaucoup trop conscient de son besoin d’intimité. Pour retrouver sa tranquillité d’esprit et la possibilité de se déplacer, Abel devait juste démonter le judas. Plusieurs fois, il essaya de se relever, mais sans succès. Ce regard scrutateur posé sur lui l’empêchait de bouger, de s’approcher physiquement de la porte. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer et se mit à respirer très vite. Ses mains étaient moites et il y sentait des fourmillements. Tout son corps tremblait. Il reconnut l’arrivée d’une crise d’angoisse, la première de la journée. Il arriva à la contrôler, en pratiquant la respiration abdominale : il en avait l’habitude.
Mais comment démonter le judas, en échappant à son regard inquisiteur, à sa surveillance ? Car plus le temps passait, plus la situation devenait inextricable. Plus le temps passait, plus dans son esprit, cet œilleton devenait une menace et le monde entier le regardait, l’observait, le jugeait. Les crises d’angoisse se succédaient les unes aux autres, toujours plus violentes.
Lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit, Abel sursauta et revint brutalement à la réalité. Il n’attendait personne, il n’attendait jamais personne. Un simple coup d’œil à l’écran relié à la caméra de surveillance lui montra que c’était son voisin. Un instant, il hésita, mais comme d’habitude, il fit comme s’il n’était pas chez lui. Terrorisé à l’idée de s’approcher de la porte et de l’œillet, il resta assis, muet, attendant que le voisin s’en aille. Si, à ce moment-là, il l’avait appelé à l’aide, cela aurait pu lui sauver la vie.
De crise d’angoisse en crise d’angoisse, la nuit était tombée et, plongé dans ses sombres réflexions, Abel, épuisé, n’en avait même pas pris conscience. Il était maintenant assis dans le noir, face à la porte. Il ne voyait plus l’œillet, mais il savait que celui-ci l’observait toujours.
Le coup de sonnette avait légèrement sorti Abel de sa léthargie : il avait faim et soif. Pris toute la journée par ses travaux de bricolage, il en avait oublié de manger et de boire. Encore une fois, il essaya de se lever pour aller à la cuisine, mais n’y arriva pas. Même dans le noir, Abel vivait la présence menaçante de l’œillet qui le clouait au sol.
En tournant la tête vers la cuisine, il aperçut les sacs plastiques contenant les courses hebdomadaires. Le livreur était passé dans la matinée mais il n’avait pas pris le temps de les ranger. Il attrapa un paquet de chips qui était posé sur le dessus. Il l’ouvrit et en dévora le contenu. Cela lui donna soif et, le regard toujours fixé sur la porte, il prit dans le sac la première bouteille qui lui tomba sous la main. Il but directement au goulot et fit la grimace. C’était du Gin et non de l’eau. Il n’avait pas le droit de boire de l’alcool à cause des effets secondaires des médicaments qu’il prenait pour contrôler sa phobie. De temps en temps, il s’autorisait un petit verre, un extra, lorsqu’il avait eu une bonne journée et était content de lui. Mais là, il avait vraiment trop soif et était trop angoissé. Il but le Gin à petites gorgées.
Le temps passa et Abel, victime du mélange alcool – médicaments, perdit complètement le sens de la réalité. Lorsqu’une nouvelle crise d’angoisse arriva, il fut trop tard. Pour calmer sa crise d’hyperventilation, en désespoir de cause, il attrapa le sac plastique des courses et commença à respirer dedans. Il aurait dû se souvenir qu’il ne fallait jamais faire cela. La tête dans le sac plastique, il entendit l’œillet sardonique lui dire qu’il aurait dû aller chercher du secours. Et, avant de périr asphyxié, dans un dernier éclair de conscience, Abel lui répondit :
Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

Quatrième place 2020 : « Crépuscule »

Crépuscule

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Pas comme ici, regarde, on a l’impression que le soleil ne veut pas se glisser sous sa couverture, qu’il prend un malin plaisir à prolonger ces jours si mornes.
Le ciel était d’un blanc laiteux en cette fin d’après-midi. L’automne n’allait pas tarder à capituler, plus aucun voilier ne fendait l’océan. Au loin, seuls quelques porte-conteneurs continuaient leur incessant ballet sur les eaux froides et hostiles.
– Pourquoi tiens-tu tant à partir vivre à la montagne, on est bien ici, non ? J’aime contempler la mer, elle me berce. La montagne est si imposante, si oppressante.
Marc se leva du banc. Ses genoux craquèrent lorsqu’il déplia sa large silhouette. Son corps avait toujours été trop grand pour lui, trop maladroit, trop visible. Il embrassa le paysage de son bras démesuré.
– Mais qu’y a-t-il de beau ici ? Ça pue la marée et le varech. Le vent démonte les toitures une semaine sur deux. Les pêcheurs crèvent la dalle et n’ont plus que de vieilles histoires à ressasser. Même le vieux Le Gallec, il est obligé de vendre des glaces aux parisiens pour survivre, c’est désolant.
Louise glissa d’une voix douce :
– Tu es sûre que tu ne cherches pas plutôt à fuir ?
Marc ramassa un galet rond qu’il regarda sans vraiment y prêter attention, et le jeta par-dessus le grillage les protégeant du bord de la falaise.
– Non. Fuir quoi ? J’emmerde mon père et sa ceinture en cuir, il ne me fait plus peur depuis longtemps. Au contraire, ça me fait marrer de le voir crever à petit feu. Il ferait mieux de se jeter par-dessus bord.
Il posa ses larges mains sur ses hanches, défiant l’horizon du regard.
– Et puis les Alpes c’est la liberté, les grands espaces, l’air pur, les randonnées…
La jeune femme eut un petit rire sec. Elle jouait machinalement avec les boucles de ses longs cheveux châtains.
– La liberté ? Quelle liberté ? Tu as toujours refusé que je sorte avec mes amies, tu as toujours fouillé dans mon sac, dans mon portable… Cela fait bien longtemps que j’ai oublié la signification de ce mot.
Le trentenaire pivota et la toisa de ses yeux bleus, sombres comme un soir de tempête.
– Mais c’est pour te protéger ma chérie, tu le sais bien, je te l’ai déjà dit mille fois. Tu ne te rends pas compte à quel point les gens sont fous. Belle comme tu es, les pervers vont se jeter sur toi. Et puis je les connais tes copines, toujours à mettre des tenues qui exciteraient un eunuque. Soit raisonnable. Tu verras, les gens sont beaucoup plus sensés là-bas.
Louise soutint ce regard dur, elle n’avait plus peur de s’y noyer. Elle croisa les jambes et glissa ses mains entre ses cuisses, réflexe pour cacher ses tremblements.
– Les claques, c’est pour me protéger aussi ? Les crachats et ton haleine qui empestent l’alcool ? Et les coups de genoux, c’est parce que je ne suis pas une personne sensée ?

Marc commença à faire les cent pas devant le banc sur lequel était assise sa femme. Ses chaussures soulevaient une fine couche de sable et de terre mélangés. Il posa la paume de ses mains sur ses tempes, ses doigts s’enfoncèrent dans son crâne presque rasé. Il tentait de contenir la colère qui remontait le long de sa gorge, l’amertume qui tapissait son palais.
– Ça y est, tu recommences à m’énerver, argua-t-il, irrité. On dirait que tu le fais exprès, finalement cela doit te plaire quand je m’emporte non ? Tu n’aurais pas un petit côté masochiste sur les bords ? T’aime ça ? Hein, dis-le que tu aimes ça !
Il accélérait le pas, se frottant compulsivement le cuir chevelu. Ses baskets blanches étaient recouvertes d’une pellicule brunâtre.
– En plus tu sais très bien que je ne bois plus depuis que… depuis l’incident. Tu n’es qu’une sale petite menteuse. En fait tu veux que je devienne cinglé, hein, sale menteuse.
Il écrasa son poing sur le grillage, telles les vagues se brisant sur les rochers. Il agrippa ses doigts aux fils de fer, serrant jusqu’à ce que ses phalanges deviennent blanches comme l’écume. Le visage collé aux mailles, il scruta ce satané soleil qui ne voulait pas se coucher pour en finir avec cette maudite journée.

La jeune femme était stoïque, emmitouflée dans une grosse polaire ; seuls ses cheveux ondulaient sous l’effet de la brise marine. Elle faisait face à ce corps crispé, ces tendons saillants, ce cerveau malade. Une bourrasque chargée de l’hiver à venir les gifla. Marc se retourna et contourna l’assise en bois. Il se plaça derrière l’amour de sa vie. Ses mains se posèrent sur le dossier du siège et il se pencha en avant. Son souffle se fraya un chemin à travers la longue chevelure pour finir par déverser son fiel au creux de son oreille.
– Tu n’as quand même pas l’intention de me quitter j’espère ? Tu sais bien que tu m’aimes hein ? Tu as besoin d’un homme fort comme moi. Tu t’égares un peu mais tu m’aimes, c’est sûr. Tu sais que j’ai raison. Dis-le. Allez dis-le.
Un ange passa, un ange chargé de plomb sous ce triste crépuscule. L’océan se figea comme sur une photo de Plisson. Les secondes s’égrenèrent, lourdes, étouffantes.
La phrase qui finit par déchirer le silence sonna comme une sentence.
– Tu es à moi.
L’homme plaça ses larges mains en étau, de part et d’autre du cou à la peau blanche. Son pouls s’accéléra, le sang lui battait les tempes.
Soudain, une voix dans son dos, lointaine, lui parvint et parcourut le chemin jusqu’à son cerveau.
– Marc ! C’est l’heure de rentrer maintenant ! La sortie est terminée.
Il suspendit son geste quelques instants, puis relâcha ses muscles, laissant tomber ses bras le long de son corps. Le soleil avait déposé les armes, la pénombre les enveloppait. Il sentait son énergie se vider, quitter ce corps trop grand, trop maladroit, trop difficile à maîtriser.
– Tu as raison, je vais attendre un peu pour le déménagement, annonça-t-il d’une voix lasse. On verra. Peut-être plus tard, Lorsque tu ne seras plus là.
– Mais je suis déjà partie Marc, cela fait un an jour pour jour que tu m’as poussée du haut de cette falaise.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

Cinquième place 2020 : « La vérité sur l’affaire Larry Kleber »

La vérité sur l’affaire Larry Kleber


Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite.
– L’Alaska ?
– Voyons, Marcus, l’Alaska n’est pas un pays !
– Je me doutais bien que m’engager dans cette partie de Trivial Pursuit avec vous n’était pas une bonne idée, Larry…
– Vous savez, Marcus, la vie est une gigantesque partie de Trivial Pursuit. Des questions sont posées et ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui n’éludent aucune d’entre elles.

Je traversais une période de doute profond, et, malgré tous mes efforts, il m’était impossible de coucher la moindre ligne sur mon carnet de moleskine, lequel m’avait été offert par Patrick Modiano lors d’un récent salon du livre. J’étais alors tombé par hasard sur une annonce publiée dans Le Figaro, proposant de se ressourcer au moyen d’un stage d’une semaine de jeûne dans la Creuse. Sans trop réfléchir, je m’étais lancé dans l’aventure, en espérant que cette purification promise puisse m’aider à trouver l’inspiration qui me faisait défaut depuis bien trop longtemps. En complément de ce programme de suppression des matières solides, des activités étaient organisées, probablement afin de faire oublier la sensation de faim ; quand bien même l’objectif affiché de celles-ci était plutôt de nous ouvrir à de nouveaux horizons. Voici comment je me suis retrouvé assis dans un champ, un jeudi après-midi, muni de pinceaux, d’une toile et de quelques tubes de peinture, à peindre des vaches en pleine séance de rumination.

– Marcus, savez-vous que l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle a fait l’objet d’un millier de pastiches à travers le monde ? Beaucoup de personnes pensent qu’écrire un pastiche revient à se moquer de l’écrivain. Il n’en est rien. Ecrire un pastiche, c’est se confondre avec son œuvre et le connaître sur le bout des doigts. C’est avant tout un profond respect de l’auteur…

Je ne sais pas si les effets du jeûne se faisaient sentir, mais il me semblait me détacher peu à peu de la réalité. Des pensées étaient venues m’obséder, dès le deuxième ou troisième soir. Je revoyais certaines scènes du passé avec une netteté confondante. Larry Kleber, mon ancien professeur, avait été accusé de meurtre il y a maintenant dix ans. On avait retrouvé dans son garage les restes calcinés d’une de ses étudiantes. La mort avait été datée de douze ans auparavant. Lorsque j’avais appris la nouvelle de son accusation, je m’étais précipité à son domicile, pensant naïvement que c’était de cette façon que je pourrais le soutenir au mieux. J’étais arrivé au moment où il sortait menotté de sa maison, escorté par deux policiers en uniforme. Bien sûr, je n’avais pas pu m’approcher, mais il m’avait aperçu. « Marcus, pensez à nourrir mon hamster » m’avait-t-il crié alors qu’il s’engouffrait dans le véhicule de la police.

– Marcus, avez-vous déjà écrit des nouvelles ?
– Non Larry, cela me semble un exercice un peu vain.
– Vous avez tort, Marcus. La nouvelle révèle le meilleur de l’écrivain. Réussir à subjuguer le lecteur en quelques pages seulement, n’est-ce pas le défi ultime ?

Dans ma chambre, le vendredi soir, alors que je dégustais une tisane pissenlit-fleur de lotus et que j’observais le tableau que j’avais peint la veille, Larry s’est signalé de nouveau. Était-ce à cause du regard pénétrant du bovin que j’avais su restituer d’une manière signifiante ? Je ne saurais le dire. Je me suis revu, en 1984, débarquer à son domicile. J’avais alors écrit mon premier roman, lequel avait connu un succès d’estime. Mais je ne m’en contentais pas. Fébrile, j’avais roulé à toute vitesse sur l’autoroute déserte, traversant des paysages ombreux et enneigés. Pressé d’arriver chez Larry, lorsque j’avais entamé un virage au frein à main pour emprunter son allée, j’avais renversé le conteneur poubelle qui bordait le trottoir. Après avoir ramassé tous les détritus, je m’étais précipité à sa porte. Il m’avait ouvert, en robe de chambre, et m’avait souri.
« Larry, avais-je lancé, je veux écrire un chef-d’œuvre !
– Très bien, Marcus, mais vous ne voulez pas un café avant ? »
Il m’avait précédé dans sa cuisine, où trois jeunes femmes en nuisette étaient déjà attablées.
« Veuillez m’excuser, Marcus, j’ai organisé ce week-end un séminaire sur l’écriture intuitive et plusieurs de mes étudiantes m’ont honoré de leur présence. Voulez-vous vous joindre à nous ? »
L’une des filles s’est manifestée : « c’est quoi cette odeur de poubelle ? »

– Marcus, savez-vous ce que représente Watson, pour Sherlock Holmes ?
– Je dirais son ami, ou bien son complice ?
– Détrompez-vous, il n’est qu’un simple faire-valoir. Il est présent pour faire paraître l’enquêteur principal encore plus brillant. Puissent nos relations être plus saines, Marcus !

Au beau milieu de mes trois heures de méditation, j’ai revu la maison de Larry, peu après son départ forcé, dans laquelle toute entrée m’était impossible, ayant été mise sous scellés. Beaucoup de badauds étaient attroupés, et j’ai aperçu la voisine de Larry, qui taillait ses rosiers. Elle m’a reconnu et invité à la rejoindre, d’un petit signe de la main.
– Larry Kleber m’a laissé quelque chose pour vous. Son hamster.
– J’ignorais que Larry avait un hamster, ai-je murmuré.
– Il y beaucoup de choses que l’on ignorait sur Larry Kleber…
– C’est juste. Dites-moi, il n’aurait pas aussi laissé des graines, pour le hamster ?
C’est ainsi que j’avais ramené ce petit animal de compagnie dans mon modeste appartement. Mais c’est deux jours plus tard, alors que j’avais entrepris un nettoyage de sa cage, que j’ai trouvé la cassette vidéo, emballée dans un film plastique et cachée sous un tas de sciure de bois.

– Marcus, j’ai beaucoup réfléchi aux plus belles manières de terminer une nouvelle. Le temps passe, et je m’en fais une image de plus en plus précise. Accordez-y tout le temps qu’il vous faudra, Marcus. Chérissez tout particulièrement la dernière phrase de votre histoire.

Le stage de jeûne touchait à sa fin, et j’avais perdu sept kilos. Bien qu’un bouillon de légumes m’eût été servi à trois heures du matin, je me sentais toujours plus faible. Une dernière vision vint me hanter. Larry me prêtait régulièrement sa maison, lorsqu’il partait en conférence à l’étranger. En 1985, j’avais eu une aventure sérieuse avec l’une de ses étudiantes, ce qui boostait mon processus hormonal et créatif. Un soir, elle m’avait fait une scène terrible. C’est là que j’avais commis l’irréparable. Je pensais avoir pris toutes mes précautions, mais il ne m’était pas venu à l’esprit qu’une caméra ait pu être discrètement positionnée par Larry dans son garage. Peut-être pour surveiller son hamster à distance. La cassette vidéo était explicite, et le film se terminait par le nettoyage du barbecue à la javel. Larry savait donc tout !

– Marcus, quelle est selon vous la plus belle façon de mourir ?
– Calciné puis caché dans un garage ?
– Votre humour me surprendra toujours, Marcus…

La réalité du présent se mélangeait désormais avec mes souvenirs. Le stage prenait fin aujourd’hui même et j’attendais la remise du diplôme, soutenu par mes acolytes, dans une grande salle aux larges baies vitrées. J’ai cru apercevoir Larry, sur la terrasse extérieure.

– Faites-moi une promesse, Marcus : si jamais un jour vous étiez convaincu de me voir pour la dernière fois, tutoyez-moi.

J’avais pensé : peut-être plus tard, lorsque tu ne seras plus là.

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

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