La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Auteur/autrice : Joëlle ROBIN Page 2 of 4

Quatrième place 2017 : « Morientis »

Morientis

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. J’aimerais raconter la faim, le froid, la boue, les hurlements, la peur qui vous tord le ventre, le vacarme qui déforme la tête et fait fuir le sommeil. J’aimerais raconter le courage, la détresse, la douleur, la vaine espérance que tout finira bientôt et qu’il nous sera donné de retrouver la paix d’avant. J’aimerais raconter que rien ni personne n’est à sa place. Que les sons ne sont que des bruits. Rien n’est agréable à entendre. Nous écoutons par obligation. Que les odeurs ne marqueront nos mémoires que pour y faire naître les pires cauchemars. Les gaz, le sang, la poudre, la mort, tout est puanteur. Chaque chose que nous voyons repousse les limites de notre imagination dans l’horreur. Tout ici voudrait effacer jusqu’à notre goût de vivre.
J’aimerais raconter que cette attaque sera la dernière. Que plus jamais le sifflet ne nous lancera hors de la tranchée, troupeau déshumanisé, imbibé de mauvais alcool, refusant de penser que la mitraille peut nous déchirer les entrailles, les obus nous écarteler, courant au devant d’un ennemi qui nous ressemble comme notre reflet. Pauvres types, patriotes exaltés ou simples soldats qui font leur devoir. J’aimerais raconter que nous ne sommes que de la chair à canon. Eux. Nous.
Je voudrais m’assoir près du poêle, un bol de soupe au creux des mains et raconter. Mais je cours, tête baissée, l’arme serrée bien fort dans mon poing, hors d’haleine. Je cours, je me jette à terre, je me relève. Je distingue à travers les gerbes de terre et la fumée étouffante les hordes hurlantes qui veulent ma peau. Je m’aplatis au fond d’un trou pour reprendre mon souffle. Je ne sais même plus si je veux vivre ou mourir. Et puis je les entends, ils sont tout proches à présent. Je les entends aboyer dans cette langue que je ne connais pas mais je comprends que c’est maintenant que je dois choisir. Pour mourir il me suffit d’ôter mon casque et de me relever. Prendre la posture d’un homme, d’un être humain qui refuserait cette orgie de chairs sanguinolentes. Pour vivre, je dois m’abaisser contre la terre. Etre aussi invisible qu’un rat, qu’un vers, qu’une larve. Et relever la tête pour ajuster mon tir.
Où donc est passée ma conscience? Pourquoi laisse-t-elle la place à mon instinct? L’espace d’un instant je vois son visage. Il a le même âge que moi et il porte dans son regard tout le fardeau de l’humanité. Nous sommes lui et moi aussi vieux que la part sombre du monde. Nous sommes l’instrument de la fureur de notre espèce. Tout va très vite. Mon doigt se crispe ici et sa tête éclate là-bas. Son corps s’écroule et mon âme se désintègre.
Je voudrais me souvenir que je n’ai jamais tiré que de petits plombs dans des lièvres que ma mère cuisinait. Mais mes lèvres sont collées à la terre froide et compacte de ce trou d’obus. Sans âme ni humanité désormais, je lève mon arme et je tire. Une épaule qui jaillit. Un genou qui cède. Les cibles s’effondrent et peu à peu le tumulte se calme. Je n’entends plus que les cris déchirants des blessés. Les seuls mots de leur langue que je comprends sont ceux qui implorent la pitié, qui appellent au secours la bienveillance ou la tendresse d’une mère. Ils se mêlent aux appels de mes compatriotes. Etrangers ou maternels, leurs mots sont lacérés par la douleur, étranglés, gargouillants, aigus ou essoufflés. L’incongruité de leur espoir m’arrache un sourire sardonique. On arrive ici humain. Le corps abîmé ou pas, on en repart délesté de la moindre part d’innocence, de rêve ou d’espérance, de la moindre lumière qui pourrait rendre un homme bon.
Je roule sur le dos au moment où j’entends hurler un ordre. D’un bond, je saute de l’autre côté du trou et je rampe pour rejoindre ma tranchée. Hagard, je ne comprends même pas que je me vautre dans de la chair humaine. J’avance. Et puis je croise un regard vide. Son néant m’accroche et m’attire. Je voudrais stopper ce hurlement fou qui jaillit de ma gorge. Que ce souffle de vie formidable relève le cadavre de mon cher camarade allongé dans la boue. Je cherche sa main là où il ne reste plus qu’un amas de viande. Je m’assois. Les sanglots m’étouffent et m’aveuglent. Et puis tout se fige. Je sursaute et mon esprit revient. Mon casque glisse sur mon front et tombe entre mes jambes. En le suivant du regard je découvre mes entrailles qui dégoulinent. La douleur éclate.
Je voudrais oublier le canon qui fume face à moi, à peine à quelques mètres. Les cadavres désarticulés. Les trous. Le paysage désolé. Les barbelés. La frénésie de la mort. L’absurdité de la vie. Mon arme encore serrée dans mon poing. Et puis cette douleur qui me consume sans faire mine de vouloir m’emporter. Le temps qui passe ou qui s’étire. Je n’en ai plus la moindre idée. J’oublie que cet enfer a des frontières puisque désormais il est en moi. Mes jambes ne répondent plus. Mes bras peuvent encore poser l’acier sous mon menton.
Fermer les yeux.
Ne plus écouter.
Ne plus espérer.
Presser la détente.
Et oublier enfin.

Céline PATISSIER

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Cinquième place 2017 : « En noir sur le tableau blanc »

En noir sur le tableau blanc

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté.
Ce matin notre professeur de français nous demande ce que signifie cette phrase pour chacun de nous. La tête appuyée sur mon bras, dans le calme de la classe, je lis cette phase écrite en noir sur le tableau blanc, devant moi et je me rappelle le contact froid de la tôle de notre baraque contre ma joue. Je palpai mon bras, puis ma jambe. Je m’étais recroquevillée dans un coin lorsque les coups se sont mis à pleuvoir sur moi. Mon visage était couvert de larmes et de traces sales. Est-il normal de battre un être de cette façon ? Est-il normal d’accepter d’être battue de cette façon ? Non, pas pour moi, plus maintenant et plus jamais. Je me suis levée, les membres douloureux, et je suis sortie habitée d’une haine profonde « il faut que je la tue, il faut que je me calme ». J’ai marché dans le noir le long des baraques faites de planches et de tôles, je suis allée dans les palétuviers, j’avais mal aux pieds à cause des coups et l’eau de mer n’arrangeait rien. Je m’imaginais lui fracassant la tête avec une pierre ou la poignardant de plusieurs coups de couteau pendant son sommeil. Assise sur les racines des palétuviers dans le noir, les pieds dans l’eau, je décidai de mettre mon plan à exécution pour me libérer d’elle.
Chaque vendredi soir, elle rentrait vers 23 heures, elle avait assez bu pour empester l’alcool à des kilomètres mais pas assez pour tomber dans son lit et dormir jusqu’au matin. Une fois par semaine elle se souvenait de moi, de son corps qu’elle détestait depuis 16 ans, de l’enfant qu’elle avait eu au cours d’une soirée qui avait mal tourné. Alors les coups pleuvaient sur moi et mon monde se transformait en enfer, pour qu’elle puisse se détester encore plus et détester sa vie. Mais malgré les douleurs, la peur n’était plus présente en moi depuis bien trop longtemps.
Elle avait l’habitude de prendre sa douche au jet d’eau froide dans un cabanon derrière notre baraque quelle que soit l’heure. Ce soir-là je suis passée devant elle et je l’ai fixée longuement pendant qu’elle se changeait. Elle a levé les yeux, elle m’a vue et j’ai senti sa haine que l’alcool ne retenait plus, elle m’a traitée de salope, elle a craché dans ma direction. Je suis partie en courant pour m’enfoncer dans les palétuviers, je savais exactement ce que je faisais et où j’allais, j’avais répété cette course plusieurs fois. Elle était derrière moi, me maudissant toujours plus. Mes pieds s’enfonçaient dans la vase, je me rattrapais aux racines et aux branches comme je pouvais, combien de fois j’avais couru me cacher ici pour lui échapper, je la sentais qui respirait de rage, je ralentis ma course pour la laisser se rapprocher de moi. J’ai enfin atteint la terre ferme. Je courais en suivant un petit chemin, griffée par les branches de faux-mimosa et d’arbustes, puis je suis arrivée au bord de la falaise et je me suis retournée vers elle, dos au vide. Elle s’est arrêtée à 2 mètres de moi essoufflée, un sourire de vainqueur aux lèvres, elle m’a dit « tu ne fais plus la maline petite salope, je vais te montrer qui je suis et peut-être qu’après tu vas te tirer d’ici », elle avait pris l’habitude de me battre avec ses poings, de me cogner pour se soulager, j’ai senti qu’elle se préparait, j’ai vu son visage se transformer pour ne devenir que la partie sombre d’elle. Lentement j’ai sorti de la poche de ma veste le pistolet que j’avais pris chez Mati, mon meilleur ami le petit caïd du quartier et je l’ai pointé vers elle sans dire un mot. Son sourire a disparu. Je me suis approchée d’elle, l’arme la menaçant toujours. Elle essayait de s’éloigner de moi en faisant des petits pas de côté, son corps tremblait, j’entendais ses dents claquer, je ne savais pas si c’était la peur, le froid ou sa haine toujours plus forte. Nous nous sommes retrouvées elle près du vide et moi à sa place. J’ai fait quelques pas dans sa direction et dans son regard j’ai lu plus que de la peur. Alors j’ai tiré un coup, un seul coup qui résonne encore et encore dans mes oreilles, elle a crié et je l’ai vue tomber dans le vide. Je me suis approchée et je l’ai regardée, je ne voyais pas son visage seulement la forme de son corps sans vie, ses bras et ses jambes n’avaient pas une position normale. Des larmes ont coulé sur mon visage, j’ai rangé l’arme dans la poche de ma veste, j’ai tourné le dos à la falaise et je suis rentrée dans notre baraque. J’ai fermé la porte à clef de peur qu’elle ne revienne puis je me suis blottie dans mon lit, ma couverture sur moi, la tête sous mon oreiller, les jambes repliées et j’ai pleuré, j’ai pleuré jusqu’à en être épuisée.
Le lendemain son corps a été retrouvé sur les rochers. Certains disent qu’ils ont entendu un coup de feu tard dans la nuit, d’autres pensent que les enfants jouaient avec des pétards. Moi je sais que la peur l’a fait sauter dans le vide, jamais je n’aurais laissé une balle dans son corps, une preuve contre moi, jamais je ne l’aurais laissée m’enfermer dans un autre enfer, celui de la prison. Un policier est venu me voir accompagné d’une assistante sociale, ils m’ont dit qu’elle avait glissé dans le noir, les analyses ont montré qu’elle avait beaucoup bu, ils m’ont expliqué avec beaucoup de gentillesse que j’allais dormir dans une maison d’accueil pendant quelques temps. Malgré les griffures, les marques sur mes bras sur mes jambes et mon visage ravagé par les larmes, personne n’a vu en moi une coupable. Chacun savait que le vendredi soir était un jour triste dans notre baraque.
Je suis allée à son enterrement, je voulais lui dire un dernier adieu et lui dire que je lui pardonnais pour la vie qu’elle m’avait donnée puisque je lui avais pris la sienne. Mais je veux me souvenir qu’elle avait été une mauvaise mère. Je sais que je garderai en moi pour toujours ce terrible secret : j’ai tué ma mère.
Une larme a coulé sur ma joue j’ai baissé la tête, je l’ai essuyée avec ma main puis j’ai regardé la phrase sur le tableau blanc de ma classe et avec un stylo rouge j’ai écrit sur mon cahier :
Presser la détente. Et oublier enfin

Yvana HERMANT

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2018 : « Pas de bol ! »

Pas de bol !

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Il referma mollement le journal en secouant la tête. Il lisait rarement les périodiques, ne regardait pas la télé, fuyait les informations. Il fut un temps où tout cela l’intéressait. Mais ce temps était révolu, et les médias, désormais, l’effrayaient. Aujourd’hui plus qu’hier, et bien moins que demain, aurait soufflé Rosemonde Gérard d’un autre Monde.
Ghjacumu rejeta l’amas de papier et essuya une larme du revers de la main. Il regarda avec nostalgie l’ardoise fixée au-dessus du bar. Les arabesques majestueuses apposées à la craie rappelaient encore la présence de sa mère, morte en début de semaine. Il se dit qu’elle était mieux là-haut, aux côtés de son mari, enterré le mois précédent. Décidément, il commençait à y avoir du monde, là-haut. Ses parents, son frère Marcel. Sa sœur Hortense. Le cousin Issam. L’oncle Barnabé, la tante Solange… Ghjacumu ne comprenait pas pourquoi le sort s’acharnait sur les siens. Le cousin Issam était mort sur la route, au volant de sa voiture. Ghjacumu la lui avait prêtée. Une sortie de route, un saut dans la falaise, non loin de l’Île Rousse. Les freins avaient lâché. Tué sur le coup. Barnabé, lui, c’était l’échelle. La grande échelle que Ghjacumu entreposait avec soin dans le grenier. Un barreau cassé, six mètres de chute, la nuque brisée. Et dire que c’aurait dû être lui, il devait monter sur le toit remplacer une tuile, mais Barnabé en avait eu besoin avant. Et Marcel… Son frère avait avalé une amanite phalloïde. Ils étaient allés aux champignons, et Dieu sait qu’ils s’y connaissaient, tous les deux, en champignons. Les amanites, ils les reconnaissaient les yeux fermés, rien qu’à l’odeur. Normalement, c’était Ghjacumu qui devait récupérer la récolte, une fois sur deux, chacun son tour, mais après l’apéro à la maison, Marcel avait insisté pour prendre le panier, il devait recevoir du monde… Et puis sa mère, avalant une guêpe enfermée dans une bouteille de soda qu’il aurait dû boire, lui, Ghjacumu. La liste était longue…
A chaque fois, le sort avait désigné un autre que Ghjacumu. Les flics auraient pu trouver ça louche, si Ghjacumu n’avait pas été l’homme riche de la famille, le millionnaire, le seul qui n’avait rien à gagner à ce que les autres meurent. Quel autre mobile pourrait-il avoir, franchement ? Il ne jalousait personne, il aimait la vie, les gens, la nature… Un peu simplet, disaient de lui les mauvaises langues. Oh ça, les persiflages, il les entendait. Il savait qu’il n’était pas quelqu’un de brillant, mais, dans cette vie, fallait-il être brillant pour être heureux ?
Il enfonça la tête dans ses mains. Dieu lui en voulait-Il de n’être pas plus intelligent ? D’être riche ? Mais alors, pourquoi lui avait-Il fait gagner tous ces millions au loto ? Il se ressaisit. Il le fallait. Il restait encore Mélissa, il devait impérativement la préserver. Depuis quelques temps, il ne lui confiait plus ses peurs, ne lui parlait plus des morts qui jonchaient sa route. Qui sait si Dieu n’avait pas un plan pour elle ? En sortant du bar, il se dirigea à l’angle de la rue Marsan pour y prendre son vélo. Il s’arrêta net. Son biclou avait disparu. Ne restait que le cadenas, au pied du panneau de signalisation. Il prit l’objet dans ses mains. Le sort s’acharnait sur lui, encore, toujours. Il sortit son téléphone pour appeler Mélissa, se ravisa. Ne pas l’angoisser. Il se débrouillerait pour rentrer, il rachèterait un autre vélo. Il ne devait pas la tourmenter. Elle était si fragile, souvent alitée. Ah, Saleté de maladie !
Ghjacomino hésita à tendre le pouce pour faire du stop, défaut de celui qui s’est trop déplacé par ses propres moyens durant sa jeunesse. Repensa à tout cet argent sur son compte, se dit qu’un taxi lui ferait gagner du temps. Il fallait qu’il prenne ces automatismes de gens riches.
Deux kilomètres plus loin, le conducteur ralentit. Ghjacumu leva la tête. « Un accident, s’exaspéra le conducteur. Encore un as du volant qui a fait des siennes avec sa grosse cylindrée. Ah non… rectifia l’homme, c’est un cycliste ». Il ralentit au passage. Il y avait le SAMU, la police et tout un attroupement de curieux. Un corps au sol que l’on essayait de réanimer. Du sang sur la chaussée. Trois mètres plus loin, un vélo en aussi piteux état que le cycliste. Ghjacumu colla sa tête à la vitre, interdit. Il tambourina au carreau.
-Ralentissez ! Baissez la vitre !
C’était son vélo. Le vélo qu’on lui avait piqué. Il en était certain. Il l’avait fait repeindre selon ses envies. La voiture roulait quasiment à l’arrêt. Il saisit des bribes de conversation. Paraît que les freins ont lâché. Il avait tout juste vingt ans… Son vélo. Aucun doute, c’était son vélo…
Arrivé chez lui, Ghjacumu descendit du véhicule, hagard.
-Gardez la monnaie, fit-il en tendant un billet de cinquante euros.
-Monsieur, est-ce que tout va bien ?
Il hocha la tête sans se retourner. Sa vie ne tenait qu’à un fil qui n’allait pas tarder à casser. Dieu ne lui laisserait pas de répit, il devait payer pour tous ces millions gagnés.
Mélissa regarda sa montre. Une heure de retard. Elle se prit à espérer. Elle s’était même mise à prier. Pourtant, l’Eglise, Dieu et tout le reste, ce n’était pas son truc. Mais à force de constater ces enchaînements improbables, elle s’était dit qu’il devait bien y avoir quelqu’un, là-haut, qui tirait des ficelles. Ghjacumu n’était pas un homme très intelligent, assez quelconque d’apparence, un homme aussi inoffensif qu’insignifiant. Il prenait soin d’elle avec un entêtement parfois touchant. Comme cette façon de la préserver depuis tout ce temps, lui cachant les morts qui accompagnaient désormais leur vie. Et lui, toujours sur pied, toujours vivant. Ironie du sort, voilà qu’il les enterrait les uns après les autres, tous prenaient sa place à tour de rôle, comme dans une pièce de mauvais goût. Ghjacumu était en retard, c’était inhabituel pour lui. Les routes de Corse étaient si dangereuses. Il aimait le vélo, n’entretenait jamais son biclou. Avec les vents maritimes porteurs d’iode, la rouille rongeait si rapidement les pièces métalliques… Des freins qui lâchent, une sortie de route…
Même les flics qui s’étaient penchés sur leur cas avaient pris peur. Deux agents de la fonction publique étaient morts la nuit dans un incendie. La malchance. Le destin, dira-t-on.
Un crissement de voiture dans l’allée la sortit de ses pensées. Les gendarmes venant lui annoncer la triste nouvelle. Elle alla à la fenêtre. Ghjacumu. En pleine forme.
A vingt heures, une amie, Antonia, s’assit à leur table pour partager leur repas. Deux heures plus tard, Ghjacumu et leur invitée étaient complètement ivres. Mélissa se leva doucement, alla dans la cuisine chercher les bougies, c’était l’heure du gâteau. Tu aimes, les tartes à la fraise, hein, mon Ghjacumu ?.. Elle avança l’escabeau contre le placard et monta dessus. Un barreau craqua, elle perdit l’équilibre. Dans sa chute, elle entraîna le couteau de boucher en équilibre sur le plan de travail. La lame effilée s’enfonça comme dans du beurre. Elle ne sentit presque rien, elle n’en eut pas le temps. Tout s’était passé si vite. Elle hurla de rage. Elle avait oublié ce foutu barreau, desserré le mois dernier.

Tout avait été ficelé, elle avait prévu le meurtre parfait. Elle avait invité une amie à dîner. Ghjacumu avait des dizaines de milliers d’euros cachés sous un matelas. Mobile suffisant pour l’invitée, retrouvée morte près de Ghjacumu. Deux corps poignardés. Mélissa, seule survivante, aurait invoqué la légitime défense. Elle avait mis la table, ouvert une bouteille de champagne. Elle les avait saoulés, l’alcool aurait justifié le dérapage incontrôlé.
La rage avait envahi ses entrailles, au retour de Ghjacumu dans l’après-midi. Une colère profonde, incontrôlable. Elle s’était pourtant occupée des freins du vélo. Mais non, il était encore en vie. Alors elle avait attendu le soir. Le poignarder de ses propres mains. Elle n’en pouvait plus de ses stratagèmes vains. Le meurtre aurait été maquillé en cambriolage. Elle avait eu le reste de l’après-midi pour préméditer un meurtre à la Hitchcock.
Les flics, elle n’y était pour rien. Par contre, les autres… Le barreau d’échelle limé, les freins de voiture desserrés, la jeune amanite jetée dans le panier, le bouchon de gaz dévissé… Comme par miracle, un autre prenait la place de Ghjacumu. Elle était l’unique héritière. Ils n’avaient pas d’enfants, elle avait toujours pris la pilule sans le lui dire. Elle faisait déjà son devoir conjugal de temps à autre, le plus rarement possible. Sa maladie imaginaire servant de prétexte à y échapper la plupart du temps. Et chaque fois, elle se disait que ce n’était qu’une question de jour. Avant de mourir, elle vit Ghjacumu se lever, sa tête de simplet, cet imbécile qui s’en sortait toujours. Heureux les pauvres en esprit… maudit-elle en emportant dans sa mort le visage de cet homme qu’elle avait toujours détesté. Puis l’image disparut.

Benoît CHAUVET

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Deuxième place 2018 : « Les mots sentinelles »

Les mots sentinelles

Ghjacumu fut saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Sur l’écran, au-dessus du comptoir, un présentateur expliquait « Un nouveau poète a disparu. Agé de 65 ans, l’homme a été vu, hier, pour la dernière fois, devant son domicile. La police, à cette heure, n’exclue aucune … » On en était à la septième disparition d’un poète, en moins d’un mois !
Ghjacumu s’était très vite intéressé à l’affaire, car, en cachette, il écrivait des poèmes. Des poèmes que personne ne lisait, bien sûr. D’ailleurs, il n’aurait jamais admis devant ses copains, tous adolescents de son âge, qu’il aimait la poésie. Il aurait eu trop peur d’être ridicule ! Ses parents, s’ils avaient su, auraient peut-être même mis en doute son intérêt pour les filles, car pour eux, et pour bien d’autres, poésie ne rimait pas avec virilité. Ils se seraient aussi, à coup sûr, inquiétés pour l’avenir de leur débit de boissons. Seule, sa professeure de français, sensible, intuitive, l’exhortait à lire des poèmes. Au fond de lui, Ghjacumu sentait bien qu’il était déjà « irrémédiablement » poète.
L’affaire, à ses débuts, avait prêté à sourire. Un poète de plus ou de moins, quelle importance pour le PIB ou le CAC quarante ? Certains, même, avaient cru à un gag ! Il n’y eut que quelques lignes sur le sujet, dans la presse locale. Sur les réseaux sociaux, les textes des disparus furent alors donnés à lire, et, à la surprise générale, émurent beaucoup d’internautes. Cette émotion collective eût des effets bénéfiques. Des associations se créèrent pour protéger les poètes menacés de disparition. Des marches rassemblèrent jeunes et plus âgés, pour défendre l’enseignement d’une poésie de qualité, à l’école. Dans les librairies, les rayons consacrés aux poètes, d’ordinaire assez périphériques, redevinrent visibles.
Mais, l’apothéose fut atteinte lorsque le kidnappeur adressa au commissariat, dans un colis postal insuffisamment affranchi, un pied. Non pas un pied d’alexandrin, mais un pied humain, en état de décomposition avancée. Devant l’horreur de la découverte, tous comprirent que le kidnappeur s’était autoproclamé tueur. Un maniaque pervers ! Il avait tatoué, dans la chair putréfiée, le premier vers du poème de Baudelaire intitulé « Spleen » : Quand le ciel bas et lourd…
On attendit les dix-neuf autres, dans l’angoisse. Ils arrivèrent au compte-goutte, tatoués au creux d’une main, d’un genou, sur une grosse paire de fesses, ou sur un petit sein. Le groupe des poètes disparus comptait une femme, mais une seule. Le tueur ne respectait aucune parité. Le dernier vers, sans surprise, décora un crâne. Le caractère macabre de ce modus operandi fit gagner à l’affaire la une des journaux, et même le vingt-heures du petit écran. On disséqua tous les indices, réels ou supposés, à longueur d’émission. Cette histoire fit couler beaucoup de sang, mais, plus encore, beaucoup d’encre. Un vent de panique soufflait sur les bateleurs des mots. Les poètes disparus demeuraient introuvables. Les poètes connus tentaient de se faire oublier. Les jeunes poètes, par prudence, cachaient leur talent.
Ghjacumu ne savait plus sur quel pied danser. Il ressentait une peur latente. Les mots semblaient le fuir. Désespéré, devant sa page blanche, il se sentait impuissant. La colère remplaça vite peur et désespoir. Avec l’inconscience de l’innocence, il décida de réagir. Se sentant investi d’une mission, il défia le tueur, en initiant, via internet, une campagne de dénigrement à son encontre. Il espérait lui faire commettre une erreur qui conduirait à son arrestation.
Pour rendre hommage à Baudelaire, dont la voix avait été abominablement salie par les crimes, il choisit comme pseudonyme « L’Albatros ». Il commença par critiquer le choix du poète, arguant qu’un texte d’Edgar Allan Poe aurait été plus approprié que le poème de Baudelaire. Compte tenu de l’influence du premier sur le second, du contexte noir et morbide, Poe aurait dû bénéficier d’une sorte de préséance. Il attaqua ensuite sur la pertinence à utiliser des morceaux du corps humain comme réceptacles d’une parole poétique, symbolique. La décomposition de la chair conduisant à l’effacement des mots, on pouvait craindre, à terme, l’anéantissement de la pensée. Perspective qui, pour certains, n’avait déjà plus de sens ! Il alla même jusqu’à critiquer la graphie des tatouages, reconnaissant, à contrecœur, la prouesse technique. Tout y passa. Ghjacumu lui régla son compte, sans chiffres mais avec des lettres. Il ne mâcha pas ses mots !
La police lui avait fortement déconseillé de poursuivre ses provocations. Devant son refus d’obtempérer, elle l’avait mis sous surveillance. Le téléphone de ses parents passa sur écoute. Des policiers en civil se transformèrent, par obligation, en piliers de bar. Son ordinateur fût régulièrement piraté par la brigade de la cybercriminalité. Ghjacumu ignorait tout de cela. Il ignorait aussi que le tueur se rapprochait de lui.
Au début, le défi l’avait séduit. Ce jeune poète téméraire, cet « Albatros », servait, sans en avoir conscience, ses ambitions. Il nourrissait son besoin obsessionnel de célébrité. La lecture de ses messages lui procurait une telle jouissance qu’il avait, presque, oublié de torturer ses dernières victimes. Mais, il fut vite… agacé, lorsque les critiques se portèrent sur le champ sémantique. Cela l’obligeait, trop souvent, à consulter son dictionnaire ! Pire, être mis aussi cruellement en face de ses limites créait, chez lui, un complexe d’infériorité qui sapait son estime de soi. La dépression n’était pas loin ! Il était temps de clouer le bec de cet oiseau de malheur. Il devait lui tendre un piège, trouver le bon gluau…
Ces dernières semaines, l’intérêt des médias pour l’affaire des poètes disparus avait faibli. Pas de kidnapping récent, plus de trouvailles macabres dans les colis postaux, des messages sur le Net trop complexes. L’affaire tombait dans l’oubli au moment même où un terrible cyclone se dirigeait vers le Japon.
De son côté, Ghjacumu avait pris goût aux échanges littéraires. Il s’épanouissait dans sa nouvelle stature de poète engagé. Il assumait, enfin, au grand jour, sa vraie nature. Un matin, il reçut une invitation pour un cycle de conférences autour de l’œuvre de Saint John Perse, organisée dans la capitale. La force des images, la richesse des mots, le souffle épique de son œuvre, lui procuraient une rare émotion. Sans hésiter, malgré le coût du déplacement, il s’inscrivit. Les conférenciers furent passionnants. Ghjacumu, aux anges, revenait, des images plein la tête ! «… Ces fleurs trop longues, qui s’achevaient en des cris de perruches » ; « l’aube, muette dans sa plume comme une grande chouette fabuleuse… ». Traînant sa valise d’une main, ses livres sous l’autre bras, il était transporté ! Il aperçut, en contrebas des escaliers roulants, un homme, immobile. Ignorant mouvements et bruits qui l’entouraient, il lisait. Tendant le cou, Ghjacumu essaya de voir le titre de cet ouvrage si passionnant. Il ne put distinguer que les quatre dernières lettres « ERSE ». Un amateur de poésie, lui aussi ? Sur le quai, Ghjacumu se rapprocha de lui. Etonné, il remarqua que l’homme ne tournait aucune page.
– Alors, l’Albatros, j’aurais pas dû choisir Baudelaire ?
Sous le choc, Ghjacumu laissa tomber ses livres. Le tueur, car c’était lui, le regardait, avec des yeux si froids ! Ghjacumu n’arrivait plus à déglutir. Il n’entendait que le long grincement de freins de la rame du métro qui arrivait à la station. Au moment où l’homme se jetait sur lui pour le pousser, il trébucha sur les livres, bascula, happé aussitôt par les roues du wagon. Ghjacumu, tétanisé, tremblait d’effroi !
Dans un état second, il rassembla ses livres, épars sur le quai. Sur une page ouverte, ses yeux égarés lisaient sans les comprendre, des mots. On y parlait d’une île. L’image d’une tour génoise guettant son retour lui fit battre, à nouveau, le cœur.
Puis l’image disparut.

Marie-Joëlle MANTEAU

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Troisième place 2018 : « Les feux de l’amour »

Les feux de l’amour

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Après un séjour sur le continent il appréciait ces journées de farniente dans son village proche d’Ajaccio où la famille Casanova régnait depuis trois générations sur le bistrot local. Il était un peu plus de 19 heures, il écrasait sa cinquième cigarette de la journée, un net progrès depuis qu’il avait promis à Marianne de ralentir sa consommation de goudron cancérigène, et se préparait à descendre au stade lorsque Alta Frequenza suspendit ses programmes : « Le bus transportant le staff et les joueurs du Havre Athlétique Club venu disputer le match de barrage contre le AC Ajaccio est immobilisé à proximité de l’entrée du stade François-Coty. Une cinquantaine de supporters locaux bloquent le passage et balancent des fumigènes autour du car. Des pierres percutent le pare-brise et des bombes agricoles explosent sous le bus et sur le toit. L’une d’entre elles atteint le moteur. Impossible de redémarrer le véhicule. »
Ghjacumu se précipite dans sa vieille Peugeot. Marianne est dans ce bus ! Sa Marianne qui vient en Corse pour la première fois en profitant du déplacement de son équipe favorite. Il l’a rencontrée au cours d’un stage en Normandie. Passionné par le travail du verre, il avait choisi de l’apprendre avec les meilleurs artisans français installés dans la vallée de la Bresle. Marianne, authentique Havraise, avait la même passion que lui. C’est sur la plage du Tréport qu’il l’avait vue pour la première fois et avait su immédiatement que c’était la femme de sa vie. Quand la mer a commencé à se retirer et qu’il a découvert cette jeune fille qui semblait glisser sur le sable comme une apparition, il a craqué. Une heure plus tard il prenait un verre avec elle. Marianne suivait un stage chez un maitre verrier de Blangy, lui au Tréport. Un mois plus tard ils vivaient ensemble.
A la fin de son stage la séparation a été douloureuse, mais Marianne a promis que, le sien terminé, elle sauterait sur la première occasion pour le rejoindre. Cette occasion elle l’a trouvée avec la venue de l’équipe du Havre à Ajaccio. Profitant de la bienveillance d’un vague cousin, membre du staff, elle a obtenu de les accompagner. Maintenant, terrorisée par quelques brutes déguisées en supporters, elle doit attendre que son héros vienne la sauver.
Il roule aussi vite que le permet la route étroite et sinueuse tout en suivant à la radio l’évolution des évènements : « Les CRS viennent d’arriver et prennent position autour du bus. Leur présence, loin d’apaiser la situation, nourrit la haine d’une bande de casseurs qui profèrent des insultes racistes. L’affrontement se fait plus violent. La fumée gène les policiers dans leur tentative d’évacuer les Havrais. Pire, il semble que les bombes ont aussi endommagé le système d’ouverture des portes. Les joueurs sont prisonniers de leur bus !
Cette fois ce ne sont plus des fumigènes ou de gros pétards mais d’authentiques cocktails Molotov que des individus à moto viennent de lancer sur le véhicule. De la folie ! Si l’un d’eux touche le réservoir… »
Ghjacumu n’entend pas la suite, occupé à éviter deux Harley frappées de la tête de mort qui arrivent en pleine gauche. Un coup de volant réflexe, puis il retrouve sa trajectoire au moment où le ciel devant lui s’illumine : le réservoir du bus vient d’exploser et le véhicule s’embrase. Quelques centaines de mètres plus loin, stoppé par la police, il bondit de sa voiture et se précipite vers les flammes. Les pompiers inondent le car de mousse mais ne peuvent rien pour libérer les passagers qui hurlent de terreur et de souffrance. Une jeune femme frappe en vain sur les vitres bloquées. Ghjacumu reconnait la silhouette de Marianne. Il crie son nom et se jette dans le brasier. Un policier le plaque au sol avant de le tirer à l’écart avec l’aide d’un collègue.
Effondré, le jeune homme assiste à la disparition de sa bien-aimée dans un pandémonium de flammes, de fumée âcre et d’odeurs de chairs brulées. Les cris ont cessé, l’on n’entend plus que le grondement de l’incendie et le chuintement des jets de mousse carbonique. Il est alors pris d’un accès de rage froide. Il n’a pas pu voir le visage des incendiaires, mais les Harley, il les connait bien, ce sont celles d’un gang de motard qui fait régner la terreur depuis quelques temps au point que plus personne ne se sent tranquille. Ni les ex-nationalistes reconvertis dans le business, ni les voyous traditionnels, ni les chefs de clan, pas même les flics. Ces brutes se retrouvent « Chez Ange », leur façon à eux de se réclamer des « Hells Angels ». Un bar que personne, à moins d’être suicidaire, n’aurait l’idée de fréquenter. Le portier, un costaud au front bas et au regard incertain, arbore fièrement à la ceinture un poignard de la Légion et un gros calibre.
Un calme glaçant l’envahit. Il sait précisément ce qu’il lui reste à faire et retourne à sa voiture. Il attend que la nuit soit bien installée pour revenir au bar de ses parents. Pas de lumière. Il connait la cache où son père entrepose les armes de ses camarades indépendantistes, depuis qu’ils ont renoncé à leur usage. Elles sont parfaitement entretenues et prêtes à reprendre du service, si nécessaire. Il y a des pistolets mitrailleurs, des armes de poing et différents types de grenades, le tout venant du casse de plusieurs gendarmeries. Il choisit un Sig, vérifie que les quinze cartouches sont bien en place, puis décroche un PM et quatre chargeurs, enfin il s’empare de deux grenades incendiaires. Ainsi équipé il remonte dans sa Peugeot et prend la direction du repaire des motards.
Le gardien n’a pas le temps de se demander quel est le débile qui vient garer sa poubelle sur leur parking, qu’une rafale le perfore de la tête aux pieds. Sans un regard pour le corps gargouillant qu’il enjambe, Ghjacumu pénètre dans le bar et lâche une nouvelle rafale au ras de la tête d’une dizaine de brutes réunis autour d’une table encombrée de canettes de bière. Un inconscient fait un geste vers son révolver et rejoint immédiatement, ad patres, son collègue portier. D’un geste de son arme, le jeune homme les dirige vers le comptoir derrière lequel ils s’entassent, les mains sur la tête. Puis il arme une première grenade incendiaire et la lance sur le groupe. L’explosion les enflamme. Ils courent comme des insectes affolés quand on donne un coup de pied dans leur fourmilière et tentent de s’échapper par la sortie de secours. Ghjacumu les immobilise d’une rafale dans les jambes. La sueur et les larmes lui troublent la vue mais il s’acharne et lance la seconde grenade. Enfin il s’éloigne, laissant les flammes dévorer le bar et ses occupants.
Arrivé dans sa chambre, le jeune vengeur, épuisé, se jette sur son lit. A ce moment son ordinateur fait entendre quelques notes caractéristiques, celles qui lui annoncent un message de Marianne. Impossible ! Pourtant l’écran affiche bien un message envoyé il y a quelques instants. Alors Ghjacumu oublie l’horreur de la nuit qu’il vient de vivre. Marianne est vivante, il va la retrouver, ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants. Il lance la vidéo en pièce jointe et Marianne apparait : « Mon Jacques – elle n’avait jamais pu se résoudre à l’appeler par son prénom corse – je sais que tu dois être très déçu et probablement en colère de ne pas m’avoir trouvée à l’arrivée du bus. Je n’ai pas eu le courage de t’appeler plus tôt, mais maintenant tu as compris que je n’ai pas pu me résoudre à quitter ma Normandie. Ton pays me paraît si lointain et difficile à comprendre. De plus, l’artisan chez qui j’ai fait mon stage m’a proposé un emploi. J’ai réfléchi et j’ai compris que ma vie était ici. Nous avons vécu une belle histoire qui nous fera de merveilleux souvenirs quand nous serons vieux. Ne m’en veux pas, je t’ai sincèrement aimé mais si je te rejoignais maintenant, je trainerais derrière moi des regrets qui, petit à petit, nous pourriraient la vie. »
Marianne lui adressa un dernier baiser. Alors il plaça délicatement le canon du pistolet dans sa bouche et pressa la détente. L’écran fut éclaboussé, puis l’image disparut.

Bernard GRANDJEAN

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Quatrième place 2018 : « La Belle de Mai »

La Belle de Mai

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Elle le plaqua contre le mur. A cette heure de fermeture, la rue était déserte. Avant qu’il ait pu faire un geste, elle avait sorti un long cran d’arrêt. Elle en appuya la pointe sur le ventre de Ghjacumu, la fit pénétrer d’un douloureux centimètre.
– Ca va juste un peu saigner. Bouge, crie et je l’enfonce complètement. Compris ?
Ghjacumu acquiesça en hochant la tête.
– Tu vas t’arrêter maintenant. Si d’ici la fin de la semaine tu continues ton trafic, le bar brûle et toi, tu finiras dans un fauteuil.
Le cran d’arrêt se retira ainsi que le bras qui lui plaquait la gorge contre le mur de pierres. Il put respirer. La femme avait disparu. Il regarda son ventre. De la blessure superficielle s’écoulait un fin filet de sang. Le trafic ? C’était le centre d’accueil improvisé pour sans-papiers qu’il avait créé avec ses parents dans l’arrière-boutique du bar. Un lieu de repos où deux, trois bénévoles du quartier venaient les aider selon leurs qualifications : chercher du travail, remplir des papiers, apprendre le français… Son existence avait excité les fantasmes racistes de certains. Le quartier de La Belle de Mai était plutôt tolérant, une longue histoire de mélange et d’immigration dans ce quartier de Marseille. Les plus extrémistes qui voulaient faire basculer ce quartier dans leur camp – ce serait un exemple et un trophée- étaient allés la chercher, elle : une furie pleine des remugles de la haine, charismatique et sans scrupule, membre d’un groupuscule proto-fasciste qui faisait le coup de poing dès qu’une manifestation humaniste s’organisait dans la région. Elle avait tout de suite affiché ses ambitions et son programme par une campagne de tracts anonymes et abjects : nettoyer la ville des rats qui la contaminaient. Il la savait dangereuse, mais il ne savait pas, jusqu’à ce soir-là, qu’elle était sans limites. Depuis son arrivée, les tags s’étaient multipliés : les arabes dehors, immigrés=dangers. Les façades du bar en étaient salies. La veille de l’agression, on les avait même couvertes d’excréments – les chiens du quartier sûrement. Il lui avait fallu si peu de temps pour fédérer autour d’elle une petite troupe féroce et fière et violente que c’en était effrayant ! La possible arrivée de bateaux humanitaires dans le port de Marseille exacerbait leur haine et leur sauvagerie.
Le lendemain, il informa ses parents. La discussion tourna court. « On continue. Qu’il brûle le bar. C’est du bois et du ciment, c’est pas vivant. Qu’ils te touchent et ils nous trouveront. Notre famille s’est battue contre Mussolini et elle a dû fuir. Une fois, ça suffit. C’est terminé. On ne bouge plus. » La faim, le fascisme avaient chassé leurs aïeux de leurs terres, on les avait tant bien que mal accueillis, acceptés : de la Sicile aux États-Unis en passant par la Corse et la France, ils avaient pu revivre essaimant une diaspora familiale sur deux continents. La route de l’exil est trop amère pour ne pas aider ceux qui étaient forcés de la suivre. « Si les fascistes sont de retour, alors tu dois faire honneur à tes arrières grands-parents. » avaient conclu la mère.

Sur des plages brûlantes, on entassait des hommes. Des barques encore vides tanguaient dans le ressac.

Le lendemain, Ghjacumu se rendit au commissariat. Dès qu’il entra, le policier de faction le plaisanta – c’était la troisième fois qu’il venait.
– Encore vous, décidément ! C’est quoi cette fois-ci : des crottes de chat, des pets de lapin ? C’est des gamins, on vous a dit, c’est les vacances, ils s’ennuient. Alors, ils taguent, ils font un peu de grabuge. Ça va se calmer.
Ghjacumu ne dit rien, leva son tee-shirt, montra la plaie, le constat du médecin, posa sur le bureau la lettre anonyme qu’il avait trouvée dans la boîte aux lettres du bar le matin même : « Il te reste trois jours avant le méchoui », demanda à porter plainte. Le policier s’y résigna.
De retour au bar, Ghjacumu, ses deux parents et les quatre résidents en attente de papier se réunirent dans l’arrière-salle, transformée en bureau-dortoir : deux lits de camp au pied d’une armoire pleine de boîtes de conserve, un lavabo collé au bureau encombré d’une vieille imprimante de récupération, des murs tapissés d’affiches folkloriques de Sicile ou de Corse et de tracts antifascistes. Ghjacumu avait scotché l’Affiche rouge au-dessus du bureau. Il prit la parole gravement, résuma la situation.
– Elle va revenir pour exécuter sa menace. La police nous a promis des rondes mais elles seront inefficaces. On sera seuls. Alors, il faut se préparer à se battre.
Ils étaient sept, ils organisèrent des tours de garde, ils tourneraient toutes les trois heures. Ils s’armèrent de ce qu’ils pouvaient : chaînes, câbles électriques, couteaux, battes.

Au large de Marseille, la houle tourmentait des hommes désespérés.

Deux jours plus tard, elle tint parole. Un sirocco épuisant avait soufflé toute la journée. Les fenêtres des appartements béaient à l’affut de la moindre fraîcheur. On transpirait sans bouger. Derrière les volets clos du bar, sur les banquettes ou des lits de camp de fortune, les membres du groupe dormaient mal, étouffant dans cette atmosphère saturée de chaleur et d’angoisse. Ghjacumu était de garde. Régulièrement, des bruits de passants s’élevaient, se répercutaient dans la pièce ; alors il serrait son arme, son corps se crispait, aux aguets, puis le bruit s’amenuisait. Il respirait de nouveau. Des fêtards sans doute.
Et puis, vers deux heures du matin, la pétarade de trois scooters grossit au loin, se rapprocha. Dans le vacarme de leur passage, deux bouteilles explosèrent contre la façade. Tout de suite une odeur d’essence et de dissolvant envahit la pièce. Les cocktails Molotov enflammèrent rapidement le bois des volets et le platane qui flanquait le bar. Ghjacumu réveilla les autres, saisit son téléphone, alerta les pompiers. Ghjacumu donna l’ordre de sortir. Ils étaient tous les sept dans la rue, éclairés par l’embrasement de la façade. La rue ne résonnait que du crépitement des flammes qu’ils tentaient silencieusement d’éteindre. Mais la rumeur des scooters grossit de nouveau. Ils revenaient. Une étrange, anachronique et barbare attaque de chars modernes. Derrière chacun des conducteurs, un lanceur brandissait une matraque ou faisait tournoyer une chaîne. Le groupe leur fit face, chacun tenait fermement dans sa main son arme de fortune. Les sirènes des pompiers et de la police se rapprochaient. Déjà les lueurs bleues des gyrophares apparaissaient aux angles de la rue. L’affrontement fut bref. La résistance des résidents surprit les assaillants. Lorsque les voitures pilèrent, tout était terminé. Les scooters gisaient au sol. Les agresseurs avaient disparu. Les gens sortaient des immeubles, envahissaient la rue. Malgré son œil gauche ensanglanté et un bras cassé – il se l’était brisé en la frappant, il était sûr que c’était elle, bien qu’elle fût cachée derrière son casque ; elle avait dû avoir mal – Ghjacumu donnait quelques directives. Il fallait protéger les sans-papiers de l’enquête de police qui suivrait. Une partie des badauds fit écran aux regards des policiers qui se précipitaient vers le bar, tandis que d’autres, profitant de l’agitation des secours et du brouillard de flammes et de fumée qui s’élevait du bar disparurent dans les ruelles de la Belle de Mai.
Les policiers s’excusèrent de n’avoir pas pris au sérieux les premières plaintes de Ghjacumu L’enquête ne donna rien. Les scooters étaient volés, personne n’avait pu décrire les agresseurs. Ils s’étonnèrent que Ghjacumu et ses parents, à eux seuls, aient pu mettre en fuite six agresseurs mais ils ne cherchèrent pas à approfondir ce mystère. L’assurance permit à Ghjacumu de remettre à neuf le bar. Ils arrangèrent un local plus confortable pour les futurs résidents. Les autres reviendraient, c’était certain. Mais ils savaient qu’ils leur résisteraient.

Au large, au sud, entre Lybie et Sicile, une jeune femme sentait de moins en moins son corps frigorifié. L’eau clapotait autour de son visage qui, seul, émergeait avec difficulté, s’engouffrait dans ses narines. Elle avait à peine la force de la recracher. Si fatiguée, se laisser aller, ne plus lutter. Au-dessus d’elle, le ciel était vide et bleu. Son corps lourd sombrait. Elle apercevait au loin l’inaccessible crête floue de la côte qui sciait l’horizon. Puis l’image disparut, laissant la place à une étrave orange. Un bateau venait à son secours.

Patrick UGUEN

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Cinquième place 2018 : « Faute de pieuvre »

Faute de pieuvre

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Elle le maintenait fermement plaqué contre le juke-box. Le cliquetis caractéristique du lancement de la bande se fit entendre et la voix métallique commença. « La femme du boulanger baise avec le coiffeur – OMO garde blanc le nylon blanc grâce aux enzymes gloutons – La fleuriste a attrapé une maladie honteuse en forniquant avec… » La détonation du fusil Manufrance modèle Sologne Luxe calibre 12 fit trembler les vitres. La nouvelle se fracassa sur le carrelage néo-vingtième en émettant un dernier couac. Le père de Ghjacumu se tenait immobile derrière le bar, rechargeant deux cartouches de chevrotine dans les canons encore fumants. « Ce n’était pas une nouvelle, mais bien un beau ragot, un mâle d’environ six kilos / six kilos et demi. Elles sont intrinsèquement instables et mutent souvent en ragot. » Une vie passée derrière le comptoir lui avait permis d’acquérir une expertise en théorie de l’information. Ghjacumu remercia son géniteur. Il lui avait épargné une heure d’annonces diverses et autres réclames qui se serait terminée avec le journal parlé, vantant en boucle les commémorations des 40 ans de Macronie et les préparatifs du troisième mariage du guide de la Sérendipité Soyeuse avec Brigitte 3CP (troisième Clonage Présidentiel). Les deux hommes s’activèrent à faire disparaître les débris le plus rapidement possible. Les services spéciaux ne mettraient pas longtemps à localiser la nouvelle, ou plutôt son absence…
Quand Ølåf Lårssønn gara son side-car Vølvø devant le bar il était environ dix-sept heures vingt trois minutes et sept secondes. Il ôta son casque de cuir et ses gants qu’il rangea dans le top-case avec soin. C’était un quinquagénaire divorcé, alcoolique, mal rasé, dépressif, parlant le Björk couramment, ceci afin de respecter les règles du polar nordique. Il consulta Ålfred, son poulpe probabiliste qui barbotait dans son sidarium, sorte de side-car aménagé en aquarium. Ålfred fit deux tours sur lui-même et prit une boule rouge à carreaux. La réponse était limpide pour qui avait un minimum de formation en logique octopodique. Ølåf entra et se dirigea vers le comptoir. Le père de Ghjacumu essuyait machinalement un fait divers, en soufflant dessus entre deux coups de torchon, afin de vérifier la transparence des sources. Ølåf commanda une eau-de-vie de hareng, sans glace.
 « Il est arrivé quoi au juke-box ?
 Un client a mis par erreur un soixante-dix-huit tours d’Yvette Horner. Le mange-disque s’est étranglé et le haut-parleur gauche a explosé, d’où les traces…
 Vous savez que la chasse est fermée. Vous avez un permis pour ce fusil ?
 Je suis en règle, il n’y a pas de problème. La chasse il y a longtemps que j’ai laissé tomber. De toute façon il n’y a plus de gibier. Dans le temps on trouvait des racontars, des ragots, des médisances et même des balivernes, et attention, pas des balivernes d’élevage ! Elles venaient frayer dans les bistrots, surtout en fin d’après-midi à l’heure de l’apéro. Mais aujourd’hui on supprime leurs milieux de reproduction. C’est la fin de l’infodiversité. C’est comme ça… L’année dernière, j’ai vu une fanfaronnade cendrée. J’en revenais pas ! On pensait l’espèce éteinte…
 On nous a signalé la disparition d’une nouvelle. Vous n’avez rien vu je suppose ?
 Que dalle ! On ne rencontre plus qu’une seule espèce, introduite par des imprudents, qui a pris la place de tout le reste : La Faïke Niouze. Elle est d’ailleurs classée nuisible. J’en ai tué deux la semaine dernière avec des graines empoisonnées au DSK. Super efficace le DSK !
 A propos d’hommes célèbres, je ne vois pas le portrait du guide de la Sérendipité Soyeuse. Vous savez que c’est obligatoire ! Je peux vous embarquer et fermer ce rade pour iconoclastie aggravée…
 Je l’ai mis à la cave. Ça attirait les quolibets… Il y en avait partout ! Et la fiente de quolibet je peux vous dire que c’est pas de la tarte à nettoyer ! »
Ølåf sortit et rejoignit son side-car. Il avait besoin de consulter son poulpe. Ålfred ouvrit un œil et manipula longuement les boules multicolores de ses huit bras. Enfin, il tendit la mauve à rayures jaunes. C’était, selon le théorème de certitude improbable d’Asimov-Cassegrain, un indice majeur. Plus aucun doute n’était possible…
Alors qu’il pénétrait à nouveau dans ce repère de braconniers, menottes en poche et arme au poing, bien décidé à coffrer tout le monde, il sentit une violente douleur au mollet ! Mordu par une rumeur… Une rumeur que Ghjacumu avait capturée et qu’il maintenait en captivité, la nourrissant depuis plusieurs mois de bruits, commérages et autres calomnies (vivantes !). Ølåf savait qu’il n’en avait plus pour très longtemps. Le venin de la rumeur est insidieux, ceux qui n’en meurent pas ne s’en remettent jamais tout à fait… Il s’effondra, le balte ayant la glande du qu’en-dira-t-on hypersensible. Pendant qu’Ølåf finissait d’avaler son extrait de naissance, Ålfred réfléchissait les yeux fermés. Il visualisait des réseaux de boules multicolores, reliées entre elles par des multitudes de fils dorés sur lesquels fusaient des éclairs bleus… Il eut la sensation qu’une ombre passait au dessus de lui, puis l’image disparut.
 « Ghjacu, tu changeras l’ardoise pour ce soir : Calamars à la plancha pour l’apéro ! »

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2019 : « Le Caravage »

Le Caravage

Ils utilisaient du feu dans le temps. Pour brûler les restes. C’était la méthode la plus efficace pour poursuivre leurs activités sereinement. Mais cela demandait un travail long, méticuleux, plus physique que ce que les autres pensent. La fumée du feu se repère de loin. Et puis l’odeur de la chair brûlée se reconnaitrait entre milles, pour peu qu’on ait un minimum d’expérience dans le barbecue humain. Si on a la chance de ne pas avoir eu à démembrer le tout avant, il faut penser à arracher l’ensemble des dents. L’idéal reste de briser les os pour compliquer la tâche des autres. Et si le soleil est toujours couché, il faut attendre la fin du brasier pour récupérer les restes et tout disperser. Une vraie corvée, impossible à expédier en une nuit. Heureusement pour lui, il avait une tout autre méthode.
Il jeta un coup d’œil au minuteur en forme d’œuf à côté de lui. Encore trente-quatre minutes. Il se leva du rebord de la baignoire sur lequel il était assis pour s’étirer. Quand les articulations du bas de son dos se distendirent et que ses lombaires émirent un petit craquement, il poussa un petit grognement de plaisir. Lascivement, il observa le mur peint en Jaune de Naples qui décrépissait sous les carreaux portugais du plafond. Sous l’effet des vapeurs d’acide crépitantes, le jaune originel se troublait peu à peu, s’épaississait pour couler dans la baignoire et se fondre dans le bouillon trouble de ce qui avait été un corps. Le Rouge de Falun habituel céda progressivement sa place à un Corail assombri. A chaque fois un mur différent, à chaque fois une nouvelle couleur. C’était presque son moment préféré. Il se dit que peut-être qu’au fond c’était cet instant-là, ce bref instant de poésie oculaire qui le poussait à faire ce qu’il faisait.
Il chérissait profondément la palette cosmique, et plus que tout son inhérente violence. Chaque teinte appelait en lui la résurgence d’une émotion primaire, destructrice, pure. Le sombre Rouge d’Andrinople noircissait ses yeux des fresques maculées de sang des batailles d’Alexandre et de ses massacres, et définissait à lui seul le mot « conquête ». Quand il voyait le teint crème du Blanc Ventre de Biche, il passait instinctivement sa main dans la fourrure de l’aine tremblante de l’animal qui sait venir la mort de la main du chasseur. D’un périple en Inde il avait découvert le psychotique Mauve Héliotrope dans les yeux des statues de Kali Durga, évoquant les sacrifices barbares au culte de la folie de la déesse. Son esprit s’égara sur le Rose Cuisse de Nymphe Emue, déclenchant en lui une sensation de chaleur dans son bas-ventre, une érection qu’il réprima à peine.
Tiré de ses pensées par le bruit du minuteur, il fixa avec intensité le mélange grumeleux qui résidait maintenant dans la baignoire. Rouge Turc, particulièrement satisfaisant. Il retira le couvercle des seaux de peinture dans un bruit métallique dont il avait l’habitude. L’acide corrosif qu’il utilisait avait pour fonction première d’être un décapant pour canalisations industrielles, et garantissait une effectivité certaine ainsi qu’un net gain de temps dans son activité. Une fois terminé, il passa au karcher le fond de la baignoire, évacuant les derniers résidus d’os ou de cheveux qui avaient résisté. Il retira son masque et huma les vapeurs toxiques. Il appréciait ce léger vertige, la petite toux qu’elles provoquaient et l’irritation de ses narines, qu’il voyait comme les appréciables ballonnements qui caractérisent la fin d’un repas de Noël. Après avoir rempli chaque seau de moitié, il versa dedans une forme de colle neutre, et avec un fouet électrique, lissa le mélange jusqu’à l’obtention d’un liquide huileux semblable en tout point à une peinture quelconque. Il se baissa et saisit l’anse des deux premiers seaux. Seize seaux de cinq litres chacun, huit aller-retour, c’est finalement tout ce dont il avait besoin pour transporter le corps de n’importe quel individu jusqu’à sa camionnette.
Entre le cinquième et le dernier voyage, il fustigea sur le portrait que faisait les autres de quelqu’un comme lui. Ils imaginaient toujours quelqu’un d’asocial, violent, à l’enfance difficile, torturé par ses actes ou se complaisant dans l’idée qu’il représentait une forme de mal absolu. Pas lui. Il se percevait comme un artiste partiellement compris. Partiellement car son talent de peintre était reconnu, et ses œuvres connaissaient un vrai succès dans les milieux bourgeois du petit Paris. Cependant, il doutait fortement de la capacité des autres à accepter son processus créatif, et la pratique du meurtre pour accéder à son matériel primaire. Sans qu’ils s’en doutent, en convoitant ses productions artistiques, les autres admettaient la nécessité d’aller chercher à l’essence même de la vie la bonne teinte, la bonne nuance d’Ocre ou de Vermeil pour représenter une fresque tsariste ou un décor napoléonien. Il puisait son génie dans l’application physique des grands dilemmes moraux sur le pouvoir et la violence. Il l’avait su à l’instant où il avait achevé son frère pour peindre une version contemporaine de Remus et Romulus. Il répondait pourtant avec la sincérité la plus totale quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie : « Je peins des gens ». A bout de souffle, il déposa le dernier seau dans la camionnette puis ferma le coffre d’un tour de clé. Il fit le tour du véhicule et profita de la portière comme paravent d’office pour allumer une cigarette. Une fois au volant, le bruit sourd du vent et les mouvements des nuages charbons sous la lune annoncèrent les premières gouttes du déluge. Il quitta la maison solitaire pour retourner chez lui.

Quand il arriva à son atelier dans le vieux Saint-Malo, la voûte céleste semblait s’effondrer sur la terre, et les bourrasques tombaient comme les pans d’un iceberg qui se décompose dans l’Arctique. Il se couvrit avant d’aller affronter les éléments. Il avait cyniquement teint son ciré du Jaune Impérial vénéneux des grenouilles Kokoï de Colombie, comme pour prévenir les autres du danger qu’il représentait, semblable au batracien. Il s’attela alors à débarquer sa nouvelle couleur jusque dans son atelier. Le sommeil le gagnait peu à peu et le jeun entrepris avant la chasse tiraillait son estomac, mais c’était pour lui des sensations inhérentes à ce type d’expédition. Il posa un regard sur la toile, suspendue au centre de son atelier, entre les cordages marins qui ornaient les poutres et les dizaines, les centaines de pinceaux éparpillés sur les tables et sur le sol. Il avait entreprit de peindre l’affrontement mythique de Moby Dick et Achab. Sa chasse d’une nouvelle couleur avait été justifiée par l’absence d’un rouge assez maritime pour peindre les restes bouillonnants de l’équipage du Péquod, dévoré par le Léviathan. Il avait donc choisi pour l’occasion la veuve d’un baleinier, trouvée dans les contreforts de l’Armorique et à présent entièrement débarquée dans les placards de son atelier.
L’aube perçait difficilement les vitraux emplis de suie aux dessus de sa cheminée. La tempête s’était calmée. Repoussant son assiette, repu, il alluma la dernière cigarette avant son coucher. Il s’était jeté sur ces pâtes froides comme Cronos sur ses enfants, et la bouteille de rouge qui trônait sur la table avait disparue dans le typhon infernal de son gosier. Morphée et Eros se succédèrent dans son sommeil agité, avachi sur le fauteuil de velours rouge qu’il avait exilé dans un recoin de son antre.
A son réveil, le calme était revenu. Le silence monastique qui planait dans l’atelier semblait assourdir le moindre bruit qu’il émettait. Les rats et les mouettes ne s’aventuraient pas dans son repère, pour combien ils savaient qu’il était le siège d’un monstre sacré de l’Art. Amorphe, il ouvrit les portes de son atelier pour s’exposer aux lumières ardentes qui brûlent les côtes de la Manche en fin d’après-midi. Il se dirigea vers le port de la cité, anonyme à l’œil vitreux parmi tous les alcooliques rejetés par la mer pour dépenser leur pitance en whisky. Une fois à bord de son navire, Le Cyanure, il largua les amarres. Etymologiquement, ce poison avait été nommé ainsi en raison de sa teinte bleutée, et il avait ironiquement baptisé son arche maudite de ce pigment pernicieux. Il s’abandonna à Nérée et à son Océan. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un Bleu de Méthylène. Exactement de la couleur du ciel.

Gwen DUBOIS

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Deuxième place 2019 : « Veksle »

Veksle

Ils utilisaient du feu dans le temps. Ils brûlaient les corps des plus valeureux Vikings. Mais je ne suis pas valeureux, je ne rejoindrai jamais la Valhalla et je préfère l’eau.
Sûrement parce que je suis un pêcheur. Un pêcheur norvégien. J’ai 41 ans et mon nom n’a aucune importance. Il est à oublier.
Je suis devenu pêcheur parce que dans mon petit port du Hakfjord c’est le poisson qui nous fait vivre. Ou alors, il faut accepter de partir loin, et moi j’aime ma terre et les eaux qui l’entourent. Je suis devenu pêcheur et je ne l’ai jamais regretté parce que, sur mon bateau, je ne pense à rien, je suis trop occupé pour ça. J’aime le roulis constant, affronter les éléments, sentir mes muscles bander sous mon pull et répondre à mes ordres. Sur mon bateau je me sens libre et fort.
J’ai toujours travaillé dur, respecté les quotas de pêche imposés, payé mes impôts à temps, voté à chaque élection. Un citoyen modèle, un imbécile heureux en somme.
Je suis marié, j’ai trois enfants, ou plutôt j’avais trois enfants. Il a tué ma petite fille, ma fille aînée, ma perle, mon amour.
Ça s’est passé le 23 octobre de l’année dernière. La police n’a jamais pu prouver qu’il l’avait assassinée. Mais moi je le sais.
J’ai parlé aux flics, je leur ai dit qu’elle avait changé, que son regard ne pétillait plus, qu’elle ne sortait plus, ne dansait plus, ne riait plus. Ils ont répondu que ça ne constituait pas des preuves, qu’on ne pouvait pas accuser sans preuves et encore moins arrêter quelqu’un sans preuves. Que mon intime conviction ne tenait pas pour aller au procès. Ils ont dit aussi qu’ils l’avaient interrogé, plusieurs fois, que chaque fois il avait répété les mêmes choses, sans jamais se contredire, et surtout qu’il avait un alibi solide.
Alors j’ai réfléchi. Sur mon bateau je n’ai plus pensé qu’à ça. Comment le punir.
Ma femme n’a plus jamais été la même depuis la mort de notre enfant. Certains peuvent continuer, faire semblant au moins, pour ceux qui restent, mais elle non. Elle a sombré rapidement. Quand je rentrais elle ne m’attendait plus. Le couvert n’était pas mis, les poubelles pas sorties. Souvent je la retrouvais endormie, des pilules à portée de main, la photo de notre fille tombée entre ses cuisses. Les petits étaient chez des voisins, je faisais de mon mieux pour leur donner un semblant de normalité et de stabilité mais personne n’était dupe. Ils repartaient sitôt le déjeuner avalé et moi je restais seul à chercher comment le punir. Comment le punir.
Une fois, à terre, je l’ai croisé. C’est petit chez nous, c’était inévitable. J’ignore comment j’ai fait pour ne pas mourir sur place. Il a voulu me parler, il s’est avancé vers moi, la lèvre tremblotante, et m’a supplié de le croire, il n’était pas coupable, il l’aimait.
Et là j’ai trouvé. Une idée fulgurante. Je me suis forcé à le regarder, j’ai réussi à lui dire que je le croyais, qu’il fallait qu’on se parle pour dissiper les malentendus, que la police m’avait convaincu. Un tissu de mensonges qu’il a gobé.
Il est venu jusqu’à mon bateau. Il est monté à bord pour parler d’homme à homme. Il n’a pas eu le temps d’ouvrir la bouche, je l’ai fait taire d’un coup de hache entre les deux yeux. Puis j’ai déposé son corps dans mon filet de pêche, je l’ai emprisonné comme dans un cocon, et j’ai mis les gaz.
J’ai pris la mer. Au loin, en direction du nord, j’apercevais l’éclat du soleil sur les eaux. Une prédominance de vert, de bleu dur et avec des éclats orangés comme des griffures. Mon bateau prenait le large, trainant le meurtrier de mon enfant dans son sillage. Il m’est revenu en tête une légende et j’ai souri. Les morses pouvaient bien jouer à la balle avec son crâne maintenant.
Je ne saurai dire combien de temps j’ai navigué. Quand j’apercevais un bateau au loin je modifiais mon cap. Je sais que j’ai longé plusieurs îles. Je suivais l’arc lumineux en parlant à ma fille. J’étais heureux, comme autrefois.
J’ai détaché mon filet en pleine mer. Je l’ai laissé filer en souriant. J’ai pensé que les yeux, déjà, avaient servi de festin aux créatures marines et que bientôt chaque orifice serait investi et colonisé pour qu’il ne reste que des morceaux, puis des lambeaux et enfin des atomes de cet être de chair qui avait éliminé ma petite fille. Mais cette pensée ne m’a pas soulagé. J’ai ressenti à nouveau ce poids sur ma poitrine. J’ai pensé à ma femme, je suis revenu à la maison aussi vite que j’ai pu. La mer était comme une ardoise.
A mon entrée elle était debout, pour une fois. Elle m’attendait. Elle a prononcé une phrase que je n’ai pas comprise. Elle a dit « ils l’ont arrêté ». Je lui ai demandé de répéter. « Ils l’ont arrêté ».
L’assassin s’était rendu de lui-même. Un pauvre type déséquilibré. Un meurtre opportuniste et sans raison. Il a tout expliqué à la police qui a prévenu ma femme. Elle m’a dit « c’est fini maintenant », elle a exhalé un soupir, lourd de toute la tristesse d’une mère puis lentement s’est détournée pour remonter dans sa chambre.
Elle m’a laissé seul.
J’ai refermé la porte d’entrée derrière moi. J’ai pris le chemin jusqu’au port, je n’ai pas jeté un œil à mon bateau. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel.
J’ai marché sur la jetée jusqu’au point précis où les remous, en bas, me tireraient par le fond.
Je me suis laissé tomber, tête la première, comme une pierre.

Valérie JAGUENEAU

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Troisième place 2019 : « Courant d’air fatal »

Courant d’air fatal

Ils utilisaient du feu dans le temps. Enfin, c’est ce que m’avait dit Michel. Michel est mon colocataire. Il est gentil, plutôt réservé et très intelligent. Mais surtout, il est d’un naturel très serviable : par exemple c’est toujours lui qui fait les courses. Comme il dit, c’est simple pour lui de les faire puisqu’il passe devant l’épicerie tous les jours, en rentrant de son travail. Et puis la colocation, c’est bien pratique pour le loyer de l’appartement.
Au sujet du feu, Michel m’avait raconté une histoire de naufrageurs de bateaux qui habitaient la côte autrefois. Ils en faisaient pour attirer les navires marchands sur les bancs de sable. Une fois celui-ci échoué, il était relativement facile de le piller. D’ici on aurait pu les voir à l’œuvre, avait-il ajouté. Cela avait l’air de l’amuser.
II faut dire que nous avons une vue magnifique. Nous habitons dans une belle résidence, de positionnement exceptionnel comme disent les agents immobiliers. D’un côté la mer, de l’autre un bois de pins. Michel aime bien regarder la mer, le soir, en rentrant du travail, en buvant une bière, installé sur le balcon. Il regrette parfois de ne pas pouvoir y regarder un coucher de soleil. Mais comme il fait remarquer : on ne peut pas tout avoir. Les levers de soleil c’est déjà beaucoup. Personnellement, je préfère le coté boisé de la résidence. Chacun ses goûts. J’aime me promener sous les pins, de préférence à la nuit tombante, les couleurs y sont moins vives et les odeurs plus fortes.
Michel m’accorde volontiers des pouvoirs magiques. Il dit que c’est son Karma de m’avoir rencontré car j’ai complètement changé sa vie et nous nous entendons vraiment très bien. C’est vrai que notre rencontre a été cruciale car sans moi et ma curiosité, il serait probablement mort aujourd’hui. Mais cela, c’est une autre histoire. Voilà, je vous l’accorde humblement, je suis très curieux des gens. Alors, vous pensez que dans cette résidence habitée par de nombreuses personnes seules, j’ai pu en faire mon travail. On dira que je suis une excellente dame de compagnie, enfin c’est une façon de parler, vu mon sexe.
Cet après-midi, j’étais en visite chez Marguerite, une voisine du rez-de-chaussée. Elle boit son thé avec un nuage de lait et partage avec moi ses gâteaux au beurre : elle est bretonne d’origine et adore le far aux pruneaux. Avec son grand couteau de cuisine, elle m’en taille toujours une belle part. Personnellement, je l’aime bien car il y a beaucoup de beurre, mais je lui laisse les pruneaux. J’aime bien Marguerite aussi, bien sûr, sinon je ne passerais pas autant de temps avec elle. Ce n’est pas nécessaire pour faire ce métier, mais cela aide. En fait, je n’ai pas besoin de faire grand-chose. Il me suffit de l’écouter parler. Elle me raconte ses souvenirs de jeunesse et ses morts : ses parents, son mari, sa sœur. Elle n’a pas eu d’enfant et parfois dans sa solitude, elle le regrette. En fait, il me suffit de la regarder quand elle parle et cela la rend heureuse. Elle me dit souvent qu’elle ne pourrait pas vivre sans moi. Elle exagère bien sûr.
Aujourd’hui après le thé, j’ai eu un coup de fatigue et je me suis endormi sur le canapé. J’avoue que cela n’est pas très professionnel mais j’avais eu une nuit un peu agitée. J’ai été réveillé en sursaut par la sonnette de la porte. C’était Fred, son neveu, qui venait la voir. Quand il lui rend visite, il m’ignore toujours. C’est son habitude. Fred je ne l’aime pas. Il parle fort et fait des grands gestes avec ses bras. Et puis, il finit toujours par crier après Marguerite. Dans ces moments-là, elle se tasse sur elle-même, comme pour laisser passer une tempête. C’est très désagréable mais Marguerite m’a demandé de ne pas m’en mêler. On ne choisit pas toujours sa famille, dit-elle avec tristesse. Et elle trouve qu’elle ne peut pas renier ce qui lui en reste.
Aujourd’hui, il avait l’air calme, à son arrivée, mais cela n’a pas duré. Encore une histoire d’argent. Il ne vient la voir que pour cela. Il lui en emprunte en permanence et ne le lui rend jamais. Et surtout, il voudrait qu’elle parte en maison de retraite pour pouvoir récupérer l’appartement, même si cela il ne le dit pas toujours ouvertement. Marguerite, elle est très claire : elle n’a pas l’intention de déménager et elle mourra chez elle. C’est à ce moment qu’ils ont commencé à se disputer et je me suis tenu à distance, comme demandé.
A un certain moment, elle lui a suggéré d’aller sur la terrasse pour fumer une cigarette. Elle pensait probablement que cela le calmerait. Du coup, j’en ai profité pour prendre congé. Les histoires de famille des autres, je ne dois pas m’en mêler. C‘est une attitude professionnelle mais c’est compliqué. Alors, je me suis dirigé vers la porte.
 Je te raccompagne, m’a dit Marguerite en se levant du fauteuil du salon.
Elle a bien refermé la porte du séjour, derrière nous, pour pénétrer dans le sas, comme elle nomme le hall de la porte d’entrée.
 Si tu ne fermes pas bien cette porte, cela fait courant d’air quand la porte-fenêtre de la terrasse est ouverte et comme je suis très légère, je vais m’envoler, me dit-elle en riant.
Elle n’a pas besoin de me le dire, c’est pareil dans tous les appartements de la résidence. Même chez nous. Mais c’est vrai qu’à son âge, on n’est jamais trop prudent. Marguerite a donc ouvert la porte d’entrée et elle m’a serré bien fort dans ses bras. Elle m’a embrassé en me remerciant de lui avoir tenu compagnie. Elle met trop de parfum à mon goût, mais elle ne s’en rend pas compte vu qu’elle ne sent plus rien. J’aime bien son parfum et, involontairement, j’en ramène toujours un peu à la maison. A cette odeur, Michel sait quand je lui ai tenu compagnie.
Et puis d’un seul coup tout est allé très vite. La porte de séparation s’est ouverte brutalement et Fred est apparu. Il avait un regard mauvais, le couteau de cuisine à la main et il a dit quelque chose d’assez incompréhensible, car il avait la bouche pleine de far aux pruneaux. Il faisait beaucoup de miettes en parlant. Il a dit quelque chose comme :
 Qu’est-ce que tu fabriques ? Où as-tu l’intention d’aller ? Te plaindre aux voisins ?
Marguerite a été surprise et a poussé un cri. Pris de panique, je l’ai repoussée brusquement, cela l’a déstabilisée et elle est partie à la renverse. Avant que je ne comprenne ce qui s’était passé, je me suis retrouvé dehors, sur le palier et la porte d’entrée a claqué bruyamment sous l’effet du courant d’air. J’ai entendu un bruit sourd de chute et puis Marguerite a crié et Fred a crié. Ou l’inverse, je ne sais plus. Après, toujours sous l’effet de la panique, je suis parti à toute vitesse. Certains penseront que je suis lâche, mais il ne faut pas se mêler des affaires familiales.
Un peu plus tard, je regardais par la fenêtre et je pouvais apercevoir l’appartement de Marguerite. Devant la porte, il y avait une ambulance jaune qui clignotait en rouge. Il y avait aussi une voiture de police blanche qui clignotait en bleu. J’ai vu Fred partir entre deux gendarmes. Il criait qu’il n’était pas coupable, que c’était à cause du far aux pruneaux. Marguerite, elle, est partie sur la civière, entre deux brancardiers.
C’est à ce moment-là que Michel est rentré de son travail. Comme tous les soirs, il a rangé les courses dans le réfrigérateur et je l’ai regardé faire. Il a pris une bière.
 Tu viens avec moi sur le balcon ? Tu me raconteras ta journée. Tu as vu ? Une vieille dame qui habite au rez-de-chaussée est morte. Le gardien dit que c’est son neveu qui l’a tuée. Mais il prétend que c’est un accident. Personne ne va croire à son histoire. Même une vieille dame ne tombe pas toute seule sur un couteau de cuisine.
Le vent s’était calmé, Michel s’est assis sur le balcon, face à la mer, pour profiter de la vue. Je me suis assis sur ses genoux et je l’ai regardé de mes grands yeux dorés. Il m’a caressé la tête et comme tous les soirs et il a frotté son nez contre le mien. Il m’a dit :
 Où es-tu allé trainer ? Ah ! Je sais : je sens le parfum de notre belle inconnue sur ton pelage ! Il faudra quand même que tu me la présentes. Elle est comment ?
Je ne lui ai pas répondu, mais il en a l’habitude. Enfin, cette fois-ci, j’aurais pu lui dire que je ne risquais pas de la lui présenter, puisqu’elle était morte et que probablement c’était moi qui l’avais tuée. Enfin, c’est Fred qui tenait le couteau. Je me suis mis à ronronner, sous l’effet de ses caresses. Je me suis tourné et retourné sur ses genoux pour trouver une bonne position et finalement je me suis couché en rond, bien tranquillement.
Ce soir, la mer était calme, il n’y aurait pas de naufrageurs. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

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