Atelier des Carmes

La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Nouvelle lauréate 2024 : « C’est de sa faute »

C’est de sa faute

« – Combien serons-nous ce soir pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr… Comme tous les ans ! Mais je te garantis que nous boirons autre chose que du bouillon !
– Treize ! Tu te prends pour Jésus ou quoi ?
– Quel rapport ?
– Oublie cela… Écoute mon Nounours, je m’estime plus qu’aimable de recevoir tes grossiers et primitifs amis. Chaque fois qu’ils viennent, ils mettent la maison sens dessus-dessous et me font regretter de ne pas avoir empoisonné leurs bières et leurs saucissons ! »
Avec du recul, c’était clairement dans cette charmante conversation que se trouvait l’origine du plan diabolique de Joseph d’Arvilliers, alias « Nounours » pour sa femme Liane. Nantais de quarante ans, Joseph avait hérité d’une maison assez luxueuse au décès de ses parents mais il n’y avait pas rencontré le bonheur. Selon ses propres dires, son mariage marquait le début de sa descente aux enfers.
Joseph dévisagea longuement les jurés dont les visages impassibles ne le déstabilisaient aucunement. Sur les conseils de son avocat, il jouait la franchise, quitte à s’exposer à plusieurs années de prison. Il devait maintenant faire éclater ce qu’il avait tu durant l’enquête… Naïvement, il croyait pouvoir tisser une certaine complicité avec les jurés. Le mensonge ne fonctionnait jamais dans les séries télévisées, il allait essayer une autre méthode. La franchise constituait sa dernière carte. Il n’était plus temps de tergiverser.
« Ce soir-là, je me sentis humilié et incompris. Liane tenait seule le gouvernail de cette maison et se permettait de menacer de mort mes meilleurs amis. Je ne profitais guère de cette unique soirée annuelle que sa tyrannie m’accordait car mon esprit se trouvait bien au-delà des vapeurs qui flottaient dans le salon. Lentement, je basculais du côté obscur. Oh, je ne l’envisageais pas dans l’immédiat bien sûr ; je repoussais même avec véhémence chacune des atroces et insidieuses pensées susurrées à l’oreille de mon âme. Pourtant, trois jours d’humiliation plus tard, je me réveillai avec l’inébranlable certitude que je voulais… tuer ma femme. »
Un murmure de désapprobation circula dans la salle d’audience. Deux jurés échangèrent un regard interrogateur tandis qu’un autre caressait nerveusement sa moustache. La voix grave et mesurée de Joseph résonna à nouveau, appuyant sur chaque mot :
« Je désirais tant la voir morte que je ne parvenais plus à me concentrer sur rien d’autre. Vous le savez sûrement : je suis informaticien et je travaille à domicile. Mon épouse, sans emploi, ne m’octroyait aucun instant de répit en journée : ne bois pas tant de café, n’oublie pas tes exercices pour le dos, viens m’aider à ceci, viens réparer cela, tu n’as pas le droit au sel, installe le filtre de lumière bleue sur ton écran… Sachez que le cauchemar se poursuivait la nuit. Elle allait jusqu’à m’interdire de m’endormir avant elle afin que mes ronflements ne l’importunent pas. Et si, en dépit de ses avertissements, j’avais le malheur de sombrer dans les bras de Morphée en premier, Liane me réveillait impitoyablement à coups de ciseau à ongles. La nuit, si telle ou telle raison l’éveillait, elle me secouait aussitôt afin que je partage son insomnie… Néanmoins, je refuse de m’étendre davantage sur le quotidien infernal qu’elle m’a imposé ces six dernières années. Je suis bien conscient de ne pas incarner la victime devant ce tribunal et, loin de moi, l’idée de me bâtir des circonstances atténuantes. »
Joseph s’était promis de tout avouer sans détour. Il tenait ses engagements et guettait avec avidité les rides d’effroi qui naissaient progressivement sur les fronts des jurés.
« Au fur et à mesure, mon ignoble projet se concrétisa et je fomentai un plan imparable. Tous les dimanches soir, avant de se coucher, Liane passait la serpillière sur le sol de la cuisine. Elle y tenait tant que la plupart de nos amis et voisins en avaient connaissance, ce qui renforcerait la crédibilité de la thèse de l’accident. Une mauvaise chute peut être fatale et c’est ce sur quoi j’escomptais. L’excitation gagna bientôt tout mon être et j’étais si certain de ma réussite que je n’envisageais aucun plan de secours. Notre cuisine était encombrée de meubles aux arêtes tranchantes, si bien que, quelle que soit sa direction, ma poussée serait implacablement mortelle. La semaine précédente, je supportai tous les reproches habituels avec un si large sourire que Liane me demanda à plusieurs reprises si je me sentais bien. Comme je lui répondais inlassablement que je ne m’étais jamais trouvé si heureux, elle reprenait ses litanies de reproches à mon égard. »
Ici, Joseph d’Arvilliers marqua une légère pause. Le décor du tribunal semblait s’évanouir pour ne plus laisser place qu’à cette cuisine surchargée, future scène de crime.
« Ce dimanche soir, la lune était pleine et sa face ronde semblait ricaner derrière nos fenêtres. Les ténèbres emplissaient, pour une fois, l’intérieur, et non l’extérieur. Toutes les lumières étaient éteintes, à l’exception de la salle de bains où Liane, après avoir terminé le ménage, se rafraîchissait le teint. Je savais qu’elle regagnerait ensuite la cuisine pour préparer une tisane. Je ne fus pas déçu dans mon attente. Accroupi derrière la patère du hall, je suivis avec délice ses pas prudents jusqu’à la cuisine. Elle appuyait sur l’interrupteur lorsque je surgis dans son dos. Je remarquai qu’une sueur froide parcourait le bas de sa nuque, comme si son être s’apprêtait déjà à accueillir l’ombre de la Mort. Je ne tremblais pas. J’avançai encore d’un pas sans qu’elle ne me vît et… je glissai ! La coquine avait employé un savon de Marseille particulièrement glissant cette fois-ci. Mon arme se retournait contre moi ! Je glissai comme jamais je ne glissai auparavant ! Une inertie incroyable m’emporta vers l’avant si bien que je heurtai Liane avec une violence inouïe. Nous tombâmes tous les deux, ou plus exactement, je m’écroulai sur elle, incapable de maîtriser cette chute insensée. Je me trouvai donc tout étourdi, couché sur ma femme, à quelques centimètres au-dessus du sol rutilant. Je l’entendais râler sans trouver la force de me redresser pour lui permettre de respirer. Lorsque la cuisine cessa de danser devant mes yeux et que je me relevai, Liane ne bougeait plus. »
L’impassibilité des jurés avait disparu. Leur regard trahissait une attention soutenue, voisine de la fascination macabre. Le procureur, représentant de la partie civile, reprit ses esprits le premier :
– Avez-vous tenté de lui porter secours ?
– Vous savez, monsieur le procureur, il m’avait fallu tant d’efforts pour me lever que je ne pouvais pas m’agenouiller pour la ranimer. Après tout, est-ce de ma faute si elle a utilisé un savon trop… savonneux ? Au moment où j’ai glissé et où ma chute a entraîné son décès, croyez bien que je n’avais nullement l’intention de la tuer ! Je ne pensais qu’à me rattraper afin de ne pas me briser le cou ! C’est un accident, rien de plus.
Le procureur ouvrit une bouche hébétée mais aucun son ne franchit ses lèvres. A vrai dire, un discret bruit de fond le perturbait. Il se retourna et découvrit la face hilare du juge qui retenait tant bien que mal le fou rire qui l’animait. Entre deux soubresauts, il parvint à articuler :
-Messieurs les jurés, je propose donc que nous concluions que Liane d’Arvilliers est seule responsable de l’accident domestique qui lui a coûté la vie.
Face à la tournure que prenait ce procès, dans le sein même d’une Cour d’Assises respectable, le procureur adopta une mine outrée et tenta de trouver du soutien parmi l’audience. Mais, elle aussi, semblait déjà gagnée par le rire. Le juge retrouva un semblant de sérieux pour ajouter :
-Il faudra tout de même lancer une procédure à l’encontre de la marque de ce fameux savon « trop glissant ».
Joseph cria un « Voilà ! Exactement ! », et les membres du jury éclatèrent de rire !

Elisabeth CHANCEL

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

2ème place : « Hara qui rit ! »

 

Hara qui rit

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr …
Je lève les yeux vers le coursier : « C’est quoi c’t’embrouille ?
– Tu ferais mieux de te manier. Le Boss n’aime pas attendre. »
Je relis le message. Je n’y capte toujours rien mais je prends le temps d’inspecter l’enveloppe. Je la tourne dans tous les sens et je découvre en lettres majuscules « POUR N°13 : RDZ-VS LA CANTINA 22h30 – B. »
Un rencart avec LE Boss et à La Cantina, le restaurant bien connu pour lui servir de QG. C’est un ordre plutôt qu’une invitation … Pas le temps d’y réfléchir, j’ai une heure pour enfiler un costard et y aller. Je commande un Uber, pas question de lambiner.
Dans le VTC, flash-back sur ma vie au Japon tout en massant sans m’en rendre compte le vide laissé par mon petit doigt manquant. Ça fait trois ans que je suis rentré et déjà deux que j’ai rejoint le clan du Boss. Ici, j’ai pris un nouveau départ et je ne commettrai pas les mêmes erreurs. Mon point fort ? Je cisèle mes coups, je ne laisse rien au hasard. Ma seule faille est d’être encore trop imprégné des règles des yakusas. Possible alors que j’aie transgressé les codes de la Famille sans le vouloir ?
Là, je commence à baliser sévère quand brusquement, je mets un coup de poing contre le dossier du siège avant.
« Mais bon sang, c’est quoi ces conneries de bouillon de 11h et de numéro treize ?
– Tout va bien Monsieur ? Pas d’inquiétude, on sera à l’heure.
– 50 balles de plus si on arrive avant ! »
22h20 : je poireaute aux abords de la Cantina mais pas question d’entrer sans y être autorisé.
De grosses berlines arrivent et déposent chacune à leur tour leur unique passager.
Je reconnais la garde rapprochée du Boss, leurs surnoms reflètent leur « spécialité » comme le Surineur, la Fouine ou l’Étrangleur. Ils sont tirés à quatre épingles. C’est du sérieux.
Dès que le dernier a passé la porte du restaurant, le vigile tout droit sorti d’une salle de muscu me fait signe d’approcher. Il m’escorte jusqu’au sous-sol façon crypte. Les caïds sont assis, six d’un côté de la table en marbre, cinq de l’autre et le Boss trône au bout. Le cerbère me désigne la chaise libre. Le compte est bon, ils sont douze et je suis le numéro treize, le seul gars anonyme.

Le Boss attaque direct : « Chers amis, ce soir, nous sommes treize. Cherchez l’erreur ! »
Les onze affranchis se tournent alors vers moi. Ces gars ont tous du sang sur les mains. Je n’y trouve rien à redire car moi aussi…
« Numéro treize, alors tu essaies de la jouer solo ? Tu te croies toujours au Japon ?
J’ouvre la bouche, paniqué.
– Boucle-la, tu es ici pour écouter. La Famille s’est réunie pour décider de ton sort. »
Une boule d’angoisse m’empêche de déglutir mais je me force à afficher une poker face comme tous ceux qui m’entourent. Je hoche la tête, la mâchoire crispée.
Tour à tour, chacun des onze affranchis devenus jurés d’un soir, déballe toutes sortes de salades. Tout cela pue la rivalité à plein nez. Ils me font la totale, du racket non déclaré aux filles qui travailleraient en direct pour moi avec pour finir le tableau le trafic de came coupée. Ils crachent sur mon business et piétinent ma réputation. C’est un procès à charge. Seuls les cadors s’expriment encouragés par les hochements de tête du Boss qui ne me lâche pas du regard. Les accusations sont graves et la dernière me crucifie.
C’est le bien nommé Perce-Neige qui enfonce le clou en mettant en doute ma fidélité à la Famille. Des témoins auraient affirmé que je fricote avec les Stups, ce qui expliquerait la perquise de sa dernière livraison par Go Fast.
« Putain, j’suis pas une balance ! J’ai hurlé sans vraiment le vouloir.
– La ferme ! » gueule le Boss.
Perce-Neige reprend la parole et finit de m’enfoncer. J’en mène pas large. Ils vont faire quoi ? Me buter pour un ramassis de conneries ? J’ai rien vu venir, moi qui croyais avoir rempli mon contrat voire même dépassé les exigences du Boss pour gagner ma place dans la Famille.
« Votre verdict ! lance brutalement le Boss. Tour à tour, chacun de ses hommes lève la main.
– Numéro treize est déclaré coupable à l’unanimité ! Tu es faisandé comme toutes les petites frappes de ta génération ! »
Agacé, il claque des doigts et le balaise de l’entrée réapparait. Il apporte les mythiques gobelets à whisky de la Cantina et les tend à chacun des jurés, place un sous-verre au bout de la table et y pose délicatement le drink réservé au Boss. Le dernier verre sur son plateau porte le numéro treize. Le malabar se dirige vers moi et se plante à mes côtés, m’imposant une tension insoutenable.
Le Boss annonce la couleur : « Voilà ton bouillon de 11 heures, numéro treize. Je ne peux pas me permettre de garder un véreux dans la Famille, toutefois tu ne mérites pas non plus de crever dans le caniveau. On va faire ça proprement. Tu vas donc gentiment avaler ton verre sans faire d’histoires ! »
J’me rebiffe même pas. J’suis déjà mort ! Je repense au Japon. Là-bas un traître à sa Famille se serait suicidé devant ses accusateurs et j’aurais préféré finir comme ça.
Soudain le colosse me tend la boisson rougeâtre. Il faut que ça aille vite. Je la saisis et j’en avale la moitié d’un trait.
« Numéro treize, si tu as quelque chose à dire c’est maintenant, exige le Boss.
Le liquide me dévore littéralement la gorge et j’articule péniblement.
– Fidélité et Honneur sont les deux valeurs du yakusa. Je n’ai jamais trahi.
– Numéro treize, garde ton prêche pour Saint Pierre, coupe le Boss avec impatience. Avant de claquer, sois un homme et crache-nous le morceau. »

Ma tête tourne et l’acide me ronge déjà les tripes. Dans un dernier sursaut de fierté, je parviens à crachoter. « Je ne suis pas une balance ! »
Dans un silence de mort, mes bourreaux guettent les premiers effets du poison en sirotant leur Chivas. Tout en sueur, je m’effondre sur ma chaise. J’vais crever !
Imperturbable, le Boss fait alors signe au colosse toujours au garde à vous près de moi.
Le géant s’empare de mon verre, le vide sans broncher puis déclare impassible :
« Un peu fade ce bouillon, le Pepper X est pourtant le piment le plus fort du monde.
– Redresse un peu le nouvel affranchi qu’il puisse profiter de SA soirée, ordonne le Boss.
Devant mon air ahuri il continue :
– Ce tord-boyaux va te décalaminer la tuyauterie mais pas de quoi appeler le croque ! » et les membres du jury éclatèrent de rire !
– Ton honneur est sauf. La Famille est à présent ta Famille et ton nom Katana. »

Pascale BONIN

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

3ème place : « A jeu et à sang »

A jeu et à sang

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ? – Treize, bien sûr…»
– Et ça te fait rire ? T’en as pas marre de regarder des conneries ?
A. ne répondit pas.
– Tu t’rends compte qu’ils sont payés des fortunes pour rendre les gens cons ?
Silence.
– Putain, mais t’es sous hypnose ? Tu te rends compte ? Hoho, je suis là !… C’est nouveau, ce jeu ?
Silence.
– Remarque, ils se ressemblent tous. Ya que le décor qui change. Et le présentateur. Les autres, les pauvres gens qui viennent pour qu’on se foute de leur gueule en public, ils se ressemblent tous. Ils et elles, d’ailleurs : sur ce point-là, les deux sexes sont égaux depuis longtemps.
– Chuut!
– Ah dis donc, tu t’es rendu compte que j’étais là ! Événement ! Pas si passionnant, ce jeu, en fait !
Silence.
– Mais, effectivement, je n’ai pas l’impression de l’avoir déjà vu. Le décor. Ou c’est un vieux dont ils ont changé l’emballage. Note, je fais pas attention à tous ces trucs.
Silence.
– Oh, là là, ces rires en boîte ou sur commande, ça m’énerve… ! J’imagine le mec qui fait des grands signes « Là, il faut rire ; comme à la répétition ». « Allez, encore, encore, riez, riez ! Stop ! ».
Silence.
– Je serais curieux de savoir comment ils les choisissent leurs candidats, leurs jurés, leur public… Ils doivent calculer la proportion de femmes sexy, et d’hommes aussi, et des plus moches, pour que tout le monde se reconnaisse. Me dis pas que ça te fait fantasmer.
Silence.
– Ça dure depuis combien de temps, ce truc ? Parce que j’ai vraiment quelque chose à te dire. Et, après, évidemment, il y a un autre attrape-couillons du même genre, et encore un autre et ainsi de suite. Ça m’étonne que tu n’y passes pas toute la nuit, devant la télé.
Silence
– Non, franchement, c’est sérieux. Tu regardes ce que tu veux, c’est pas mon problème, mais il faut vraiment qu’on cause.
Silence.
– Ah, la coupure pub ! C’est l’occasion. Tu vas pas me dire que tu vas regarder les pubs. Ho ! Tu vas pas changer d’assurance, de pare-brise… ou faire un régime. Surtout que c’est toujours les mêmes. Allez, avant que ça recommence !
A. fit un léger mouvement dans le fauteuil. B. eut un espoir.
A. sortit simplement d’entre l’accoudoir et l’assise de son siège un pistolet, noir, luisant, compact, le dirigea vers B. sans même tourner la tête, et appuya sur la détente avec à peine une légère crispation des lèvres. B. s’effondra sans un cri. Il n’avait même pas eu le temps de s’étonner.
Le bruit du coup de feu s’était superposé aux sons des publicités : rengaines stridentes, exclamations horrifiées ou joyeuses, sonneries, avertissements, presque les mêmes bruits que dans le jeu, mais en plus fort, plus percutants. La balle produisit des dégâts inattendus : le sang gicla avec force, étoilant les rideaux blancs qui cachaient le paysage sinistre, ensoleillant le canapé gris perle, fleurissant le philodendron, bénissant une photo de famille sur le guéridon ; et, sans doute, longtemps après, découvrirait-on encore ici et là, des taches brunes. B. gisait sur le côté. Le sang coula quelques secondes en flaque sur le sol, les pieds de la table basse en bois exotique en aspirèrent dans leurs veines, il s’infiltra sous les meubles et dans les jointures du parquet. Ceux qui évacueraient le cadavre en emporteraient sous leurs semelles et laisseraient jusque dans la rue des empreintes rouges de plus en plus irrégulières ; elles intrigueraient les passants jusqu’à ce que les médias rapportent l’incident, qui les ferait frémir d’angoisse et de fierté.
Par chance, aucune goutte de sang n’atteignit l’écran. Quand le jeu reprit, les couleurs pimpantes de cette autre pièce, là-bas, n’étaient pas souillées, les musiquettes continuèrent à rythmer le suspense. L’animateur lança, d’un ton jovial, une plaisanterie inoffensive et banale sur la réponse d’une candidate et les membres du jury éclatèrent de rire.

Georges MATHIEU

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

 

4ème place 2024 : « Sans faute »

Sans faute

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr… » répond-il d’un ton terrible. Elle sait bien que salariés plus jury ça fait 13, elle se fout de lui ou quoi ? Il ne la supporte plus, avec son air intello et son français qu’on comprend rien à ce qu’elle dit.
Lui, c’est Bombardo, cadre chez Sansavek, le plus gros négoce de produits agricoles du Gers.
Son front carré et ses volumes évoquent un large poisson prognathe, primitif et ivre de grands fonds. Il perçoit un obèse salaire et l’avantage d’une voiture de fonction très cylindrée et m’as-tu-vu. Sa mission est de ramasser toutes les subventions d’argent public que l’élan national d’allégeance à l’entreprise privée accorde au moindre projet d’animation du territoire. Chaque fournisseur lui fourgue en outre de moelleux pots-de-vins pour l’entretien de sa fidélité. En toute grandiloquence, il brasse avec aplomb les termes à la mode : ADN, faire sens, K euros. Il ignore les lois de la fiscalité. Et si, par hasard, il entend parler de culture, il sort sa calculette pour compter le pognon qu’il brasse, sans jamais avoir lu le moindre livre.
Bombardo roule en Audi.
Elle, c’est la stagiaire. Elle prépare un 3ème cycle universitaire. Puisque la faculté abdique une partie de son enseignement au bénéfice de l’immersion en entreprise, elle doit trouver un stage de fin de cursus. Elle choisit Sansavek par amour de l’agriculture. La stagiaire a hâte de découvrir rouages stratégiques et lois de la production. Elle est impatiente de plonger dans le vrai monde du vrai travail. D’origine modeste, elle croit que l’école de la République lui ouvrira bientôt la porte de l’ascenseur social. Elle est toute fraîche et jolie, joyeuse comme un chaton, enthousiaste, honnête et respectueuse. Elle est la fierté de ses parents.
La pauvre stagiaire est de tous les poncifs.
Elle mentionne « maîtrise des outils bureautiques » dans son curriculum vitæ. Bombardo la veut dans son service car il ne sait ni taper ses messages ni mettre en forme les diaporamas de présentation de ses projets. Il n’a aucune idée de ce qu’est un 3ème cycle universitaire.
Lui, sans diplôme, suinte de la fierté de rouler en Audi.
La rencontre de la stagiaire avec l’entreprise s’avère aussi douce qu’un platane à 130 km/h.
Le premier jour, on lui explique avec l’air de l’évidence que les fournitures, cahiers et crayons, sont attribués selon la place dans la hiérarchie. Le cas « stagiaire de la fac » n’étant pas répertorié, il faut demander à la direction. Elle éclate de rire, pense à une plaisanterie.
Mais non.
Bombardo la traite comme une sorte de secrétaire qu’il convient de mater car elle se la pète, avec son français de livres.
Elle corrige gentiment ses fautes, sens, orthographe et grammaire. Vexé, il hurle qu’il faut les remettre. Il lui donne à faire des photocopies inutiles et toujours au moment de la débauche.
Bombardo ne répond jamais à ses questions sur les stratégies commerciales.
La rédaction du mémoire de 3ème cycle prend du retard.
Auprès des salariés de Sansavek, tous affligés de management humiliant et de dépassements horaires organisés, la stagiaire sème des graines de révolte : code du travail, acquis sociaux. Elle récolte regards apeurés et délation pour agitation politique aggravée d’incitation à la flemme. Chacun collabore au maintien de l’ordre. Et puis, pour qui elle se prend, on a un bon comité d’entreprise, d’abord, avec des sorties au Puy du Fou, y a pas à se plaindre.
Ça pue dans l’entreprise, on jurerait que le maréchal Pétain a pété dans l’ascenseur social.
D’une visite au Puy du Fou, Bombardo revient lové dans la certitude qu’avant la Révolution, c’était mieux. La place de chacun selon son origine, le terroir authentique rassurant, l’effort et la tradition plutôt que le progrès, tout remugle conservateur sonne doux au petit esprit péteux de Bombardo. Il est vengé de son étiage scolaire et culturel.
C’est ainsi qu’il conçoit un projet d’animation pour Sansavek : une grande fête autour d’un concours de soupes d’antan. Enfants des écoles mignonnement déguisés en carottes et poireaux, joutes de jets d’épluchures, élection de miss courgette – car il ne faut pas oublier les femmes – il grouille d’idées. Il flaire la bonne pompe à subventions, c’est son talent.
Il choisit un titre habile, accrocheur et qui fait sens : « Bouillon de 11 heures », en référence à l’heure de la compétition de potages, avant l’apéritif.
La stagiaire rit de bon cœur, elle pense à une plaisanterie. Mais non.
Le premier prix du concours sera un voyage, en balnéaire, au Puy du Fou. Sans qu’on puisse se figurer pourquoi, Bombardo croit que « en balnéaire » signifie « transport plus hôtel », à l’opposé de pension complète.
Le souffle épais du ridicule finit par ébranler la stagiaire.
Maintenant, elle hésite entre rire et cogner. Il est temps d’agir, elle enregistre secrètement chaque remarque débile.
Ce matin, Bombardo est nerveux. En fin d’après-midi, il rencontre le jury d’élus et fonctionnaires qui accorde à Sansavek diverses subventions de bon pognon bien public. Il a besoin d’elle pour projeter le diaporama de présentation du projet « Bouillon de 11 heures » mais la stagiaire l’énerve à le contredire tout le temps.
Et puis elle sait très bien qu’on sera 13, ce soir, elle se fout de lui, c’est sûr.
Par autorité brute, il lui refuse le congé qu’elle a demandé pour le lendemain. Au lieu de ricaner, tu enverras le communiqué pour la presse, demain, sans faute.
Elle ricane, oui sans faute, bien sûr !
Elle enrage, elle va rater le concert des Rolling Stones, à Paris.
Il rectifie avec humeur le diaporama qu’elle a préparé, balnéaire, bordel ! Tu vas écouter oui ?
Il se sent puissant et fin manager.
Le jury et quelques cadres de Sansavek s’installent face à l’écran de la salle de réunion.
Depuis l’arrière, la stagiaire projette les diapositives qui présentent, erreurs de mots et d’orthographe à l’appui, le projet « Bouillon de 11 heures ». Bombardo parle d’ADN, d’antan, de légumes du terroir, de faire sens en nos temps troublés.
Chacun somnole dans la pénombre, ne comprend rien au concept, s’en bat le fion et pense au bon buffet d’après. On parlera météo et voitures allemandes en buvant du vin d’ici, entre hommes concernés. Seul le cliquetis des verres qu’installe le traiteur du village, entre mini-quiches et rôti froid, maintient un semblant de veille.
Bombardo a terminé. D’un ton pro, il demande s’il y a des questions.
Alors monte de l’assistance une marée d’hilarité. Bombardo exécute une lourde volte-face et découvre sur l’écran son visage plein cadre, photoshopé d’une couronne de carottes et poireaux sur un fond de plage à palmiers. Dans l’azur, comme autant d’angelots, volettent de fumants bols de soupe ailés et frappés du consternant logo de la Vendée. Le haut-parleur diffuse sa voix, qui hurle non-sens sur malhonnêteté : bien sûr, on va trafiquer les factures, on va pas se gêner ; et puis « aval » ça veut dire « avant » puisqu’il y a un « v », ils t’ont pas appris ça dans ta fac là ? Et balnéaire, bordel, balnéaire.
On pense aux cris dominateurs des singes des forêts moites.
Bombardo se rue sur la stagiaire qui rigole, tandis que d’autres diapositives insolentes passent et repassent. Dans l’obscurité, il trébuche et tombe, son crâne heurte un coin de table. Sa matière grise et incongrue se répand sur la moquette marron. Tandis que, devant, le jury enchaîne les fous rires, la stagiaire le regarde mourir, comme un mérou échoué, ce con.
Depuis son téléphone portable, elle achète fissa un billet de train pour Paris, arrivée à 14 h 02, assez tôt pour le concert des Stones. Puis, d’un geste pondéré, elle appelle les secours.
Sans faute, elle contacte aussi les rédacteurs de « La voix du Gers » et « L’agriculture libre ».
Le lendemain, on lit, à la une, sous une photo de Bombardo, mâchoire large et regard étroit :
Drame chez Sansavek
Bombardo, cadre chez Sansavek, présentait hier soir à nos élus un projet d’animation du territoire lorsqu’il tomba lourdement et décéda. La piste privilégiée est celle de l’accident stupide. Ironie du sort, à l’instant de la chute, sans se douter de rien car captivés par le sujet présenté de façon cocasse, les salariés présents et les membres du jury éclatèrent de rire !

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

 

5ème place 2024 : « Le prix d’une vie »

Le prix d’une vie

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize bien sûr …
– De quelle information disposera-t-il ?
– D’aucune : la surprise sera totale pour lui. Nous verrons comment il réagit. Il n’y a pas que le potage qui risque d’être épicé ce soir …
– Je n’aime pas ça. Cela peut s’avérer dangereux. »

Tom se demandait dans quoi il s’était engagé. Son licenciement datait d’un an déjà. Si, les premiers jours, il avait apprécié ces vacances forcées, il n’avait toujours pas retrouvé de poste et sa situation financière devenait critique. Il y a 3 mois, il avait repéré sur les réseaux sociaux ce concours de nouvelles « Le prix d’une vie » dans la catégorie roman noir et la récompense « elle changera radicalement votre vie » l’avait suffisamment intrigué pour qu’il se prête au jeu.
Il tenait maintenant entre ses mains le carton d’invitation, déposé dans sa boîte aux lettres le matin même et, perplexe, le relut une nouvelle fois : « Félicitations Tom ! Vous faites partie des deux finalistes de notre concours de nouvelles « Le prix d’une vie ». Le gagnant sera désigné ce soir, vendredi 13 septembre lors d’un dîner qui aura lieu à 23h. Présentez-vous au 13 rue Montaigne à 22h30 précises. Entrez sans sonner. Vous trouverez une lettre : prenez en connaissance et suivez scrupuleusement les instructions. »
Étrange mais après tout, songea-t-il, qu’avait-il à perdre ?
La nuit était tombée lorsqu’il se présenta, à l’heure dite, devant l’adresse indiquée. Aucune lumière ne filtrait des fenêtres. Il actionna la poignée de la porte d’entrée qui s’ouvrit sans problème. Il repéra facilement la lettre. Il l’ouvrit et découvrit la photo d’un homme âgé à l’air jovial, accompagnée d’une petite fiole et d’un mot « Bonjour Tom, je suis le professeur Brun, organisateur du concours de nouvelles auquel vous avez participé. J’ai beaucoup apprécié votre texte. Il révèle quelqu’un de cultivé, plein de dérision, avec un sens certain pour tout ce qui n’est pas conventionnel. J’ai un cancer généralisé, il ne me reste que quelques jours à vivre et je souhaite mettre un terme à mes douleurs insupportables. Féru de romans policiers, j’ai imaginé une mort à l’image de cette passion. Vous serez, si vous l’acceptez, l’aide qui me permettra de rejoindre mon épouse dans l’au-delà. Pour cela, la fiole contient un poison violent qu’il vous suffira de verser dans mon verre, ce soir, lors du dîner. Il est indétectable aux analyses que ne manquera pas de réaliser la police suite à mon décès, vous ne serez donc aucunement suspecté. Pour vous remercier, n’ayant pas de famille, vous hériterez de cette maison. Les papiers correspondants sont prêts. Mais vous avez un concurrent, je n’ai pas réussi à vous départager. Je lui ai également proposé de m’aider mais d’une autre façon, que je ne vous dévoilerai pas, et qui me conduira à la mort avec des symptômes différents. Ces symptômes permettront aux membres du jury, qui participeront aussi à ce dîner, de savoir qui a gagné. Ils présenteront alors le bon testament à mon notaire la semaine prochaine. Est-ce votre nom qui sera couché sur ce document ? Cela dépend de vous ! ».
Tom, incrédule, lâcha la lettre. Me demander d’être un assassin pour une maison ? Pour qui me prend-il ? Il pensa à quitter immédiatement les lieux, puis se ravisa. En y réfléchissant, cela ne correspondait-il pas à de l’euthanasie assistée ? Certes, cette pratique est illégale dans notre pays mais est autorisée ailleurs, il libérerait ainsi cet homme de ses souffrances, une bonne action en somme se persuada-t-il, et compte tenu de sa situation, c’était une occasion inespérée. Il respira profondément et décida de faire confiance à son intuition qui saurait, le moment venu, lui dicter sa conduite. La fiole serrée dans son poing gauche, il monta à l’étage où il percevait du bruit. En haut de l’escalier, il ouvrit une porte et se trouva dans une salle où une table était dressée. Plusieurs personnes discutaient. Il reconnut le professeur Brun qui s’avança vers lui, un verre à la main. « Tom je présume ? ». Il hocha la tête. « Bienvenue, nous n’attendions plus que vous ! ». Il se retourna vers les autres convives et invita l’assemblée à passer à table. Un bref instant, Tom songea à saisir cette opportunité pour verser le contenu de la fiole dans le verre mais il se promit d’abord de s’assurer que tel était bien le souhait du professeur et tant pis si son concurrent avait moins de scrupules que lui et le devançait. Il essaya d’ailleurs de l’identifier en balayant la salle du regard. En vain.
A table, il se retrouva assis à droite du professeur. Il constata qu’ils étaient treize à table et bien que n’étant pas superstitieux, cela le mit mal à l’aise. Le repas était animé mais il ne participait pas aux échanges. « Vous êtes bien pâle, tout va bien ? » s’enquit le professeur. « Je suis un peu fatigué, je vous prie de m’excuser » répondit-il en se levant et en se dirigeant vers la salle de bains. Il s’aspergea le visage. Il entendit des pas derrière lui : « Cela va-t-il mieux ? ». « Monsieur, je veux bien vous aider comme vous me l’avez demandé mais pouvez-vous me confirmer que vous souhaitez toujours mourir cette nuit ? ». Le professeur fronça les sourcils : « Que racontez-vous ? Si c’est une blague, elle est de très mauvais goût ! ». Ces paroles lui firent l’effet d’un uppercut. « Mais, le mot ??… la fiole … ?? » balbutia t’il en ouvrant son poing. Le professeur ouvrit de grands yeux « Où l’avez-vous trouvée ? Cette fiole a disparu hier de mon laboratoire, elle contient une substance mortelle et … » il fut interrompu par un coup de feu et se figea. « Restez là ! » lui cria Tom en se précipitant dans le couloir. Là, il buta sur un objet : un pistolet encore fumant ! Sans réfléchir, il le ramassa et revint sur ses pas. « Regardez ce que … », il s’interrompit, effaré, en voyant le professeur se tenir la poitrine, et s’écrouler. « Non !! » hurla-t-il. Trois personnes firent alors irruption, se penchèrent sur le professeur étendu sur le sol puis se tournèrent vers lui. Il comprit la méprise et sentant le piège se refermer sur lui, lâcha l’arme, les bouscula et dévala l’escalier. « Arrêtez-le ! ». Au moment où il allait atteindre la porte d’entrée, des mains s’abattirent sur lui pour le plaquer au sol. Un homme se présenta. « Commissaire Dunois. Que s’est-il passé ? Mais … que serrez-vous dans votre poing ? ». Tom s’affola « Je n’ai rien fait, commissaire ! Cette fiole était avec la lettre qui m’était adressée, disant qu’il voulait qu’on l’aide à mourir car atteint d’un cancer et … ». « Un cancer ? Le professeur ? N’importe quoi ! Et de quelle lettre parlez-vous ? » « Un mot, dans l’entrée ! ». « Nous y sommes jeune homme dans l’entrée, où se trouve ce fameux mot ? ». Tom se mordit les lèvres. Quel idiot il faisait ! Il ne l’avait pas conservé, et bien sûr l’assassin s’en était emparé. « Nous étions deux en finale du concours. Le coupable doit être le 2ème finaliste ».
« Quel 2ème finaliste ? De quel concours parlez-vous ? Vous êtes en plein délire ! Cette fiole, d’où vient-elle ? Et l’arme que vous teniez en mains ? Votre compte est bon ! ». Tom s’effondra. Finalement, pensa-t-il, amer, ce qui était écrit sur les réseaux sociaux était vrai : le 1er prix allait bien changer radicalement sa vie … il irait croupir en prison pendant de longues années. Il se sentit défaillir et crut même perdre la raison lorsqu’il vit le professeur s’approcher et se pencher sur lui, l’air inquiet. « Tout va bien mon garçon ? » Avant que Tom ne réagisse, il enchaîna rapidement « c’était un très mauvais canular qui aurait pu mal se terminer, je l’avais prédit, mais mes collègues n’ont rien voulu savoir. Ils ont persévéré dans leur idée saugrenue. Dieu merci, je ne suis pas mort, et pour ce que j’en sais, je ne souffre d’aucun cancer. La fiole, elle, ne contient que de l’eau. Votre comportement vous honore. Le jury, que vous voyez autour de vous, a effectivement beaucoup apprécié votre nouvelle et a voulu vous faire vivre le même type d’émotion que certains de vos personnages. Vous avez bien gagné le concours mais le prix est … cette surprise et le dîner que vous avez visiblement assez peu apprécié. Il était pourtant concocté par un chef ! » Tom reprit peu à peu ses esprits. « En définitive », conclut-il, « le soulagement de ne pas aller en prison vaut tous les prix, merci pour ce cadeau … inattendu !». Tous se détendirent … et les membres du jury éclatèrent de rire ! « Sans rancune mon garçon » lança le professeur en lui tendant la main.

Solange CALENDINI

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

Consignes de l’édition 2025

C’est parti: le 14ème Concours de nouvelles « Brèves de Sang d’encre » 2025 est lancé. Tous à vos crayons … ou vos ordis!!!

Les consignes précises sont accessibles sur le règlement de l’année.

Rapidement, ci-dessous, l’essentiel à prendre en compte:

  • Une nouvelle noire / polar/thriller.
  • 2 à 3 pages.
  • Format A4 recto.
  • Marges 2,5. Interlignes 1,5.
  • New Roman 12.
  • Un titre.
  • Une première phrase obligatoire : «La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné » & une phrase obligatoire à la fin (ajout final complémentaire accepté) : « Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur»
  • 2 exemplaires titrés, imprimés, agrafés, paginés dans une grande enveloppe anonyme + petite enveloppe titrée et close contenant coordonnées, mail et n° de téléphone (âge…).

Avant le 16 septembre 2025.
Envoyer par la Poste à : Joëlle ROBIN – Atelier des Carmes – Concours de nouvelles Brèves de Sang d’Encre – 32 chemin de la Corniche 38200 VIENNE

Nouvelle lauréate 2023 : « L’exercice »

L’exercice

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de la fille Bernant. Elle naît dans une famille de chasseurs et, toute son enfance, elle suit son père partout, dans les désherbages et les labours, à la chasse aux canards sur la tonne arrimée en Garonne, chez le marchand de fusils et de plombs à cartouches. Dans la lignée Bernant, on subvient aux besoins en protéines de la famille par la chasse au petit gibier. Les dimanches de civet, on se raconte les détails techniques et balistiques du tir au fusil et le dernier souffle de la bête qu’on est en train de manger.
La fille Bernant aime la compagnie de son père. En silence pour ne pas déranger la nature, ils traversent la forêt pour chercher des champignons, sautent des fossés en vue du talus à morilles, rampent pour observer lapins et chevreuils. Jamais de sport inutile. La lignée Bernant sait marcher des heures pour l’élégance d’un gros cèpe à tête noire et sprinter pour traverser un pré interdit, mais refuse de s’esquinter à la course en rond, de haleter devant témoins ou de se mâcher le cul sur un vélo sans but.
Les Bernant trouvent pathétique l’exercice gratuit.
Un jour la fille Bernant est saisie de nausée et de révolte au récit de la mort d’un lièvre. Elle s’habille comme une hippie, conteste les menus de la cantine de son collège, les Bernant pensent qu’elle va bientôt fumer de la drogue.
La fille Bernant entre en âge ingrat.
Désormais, sentant les années plomber ses jambes, le père Bernant ne chasse plus.
Il poursuit néanmoins la formation balistique de sa fille, pour le plaisir. Elle n’a jamais voulu tirer sur une bête, mais apprend avec délices, calée tout contre son père, le maniement du fusil de chasse.
Pour le nouvel an, ils ramènent à la maison une boule de gui, officiellement au prétexte de porter bonheur. En réalité, leur grand plaisir consiste à repérer la plus belle, bien dense, au fond des bois, à évaluer sa trajectoire jusqu’au sol puis ajuster un tir de fusil précis comme un coup de serpe sur l’accroche. Elle excelle à cet exercice.
La fille Bernant ne tourne pas si mal.
Un jour, en même temps que la ville, le rock’n roll et les soirées bière et fumée, la fille Bernant rencontre l’amour. Il est libre et fort, joyeux et avide de vie et de bonheur. Ils se croient d’accord sur tout, de politique en mode de vie, de goût pour la nature en musiques du siècle. Toutes les forces de leurs jeunes corps leur servent à faire l’amour, beaucoup.
La fille Bernant devient femme-femme.
Puis, son amoureux veut s’installer avec elle, puis il veut s’établir dans la ville, puis il l’éloigne de la chasse au gui et de son père, puis il se met à lui vanter les joies du sport et à trouver qu’elle s’empâte et que l’exercice lui ferait autant de bien qu’à lui. Ferraillant contre toute singularité de la fille Bernant, il semble vouloir façonner à grands cris une laitière vache en pouliche intrépide. En confusion sentimentale, elle accomplit de nombreux efforts. On la voit randonner en montagne et pédaler en plein soleil, à l’heure où même l’agriculture fait la sieste, sous les beuglements dominateurs de l’amoureux autoproclamé coach sportif.
Aliénée, la fille Bernant transpire.
Elle finit par refuser ces absurdes excitations, il fait la tête. Si l’amour rend stupide, la fille Bernant possède l’instinct salvateur des animaux et, pour avoir la paix, elle choisit la natation. Il nage comme un menhir alors qu’elle glisse dans l’eau avec l’efficacité et la grâce d’une baleine. Dépassé, il décide de ne plus la suivre à la piscine et d’exprimer seul sa frénésie bruyante en altitude. Le couple trouve ainsi un équilibre, chacun à son exercice.
Soudain il veut un enfant. Il la tanne et la saillit, soir et matin. Elle tombe enceinte. Il change d’avis, l’enjoint d’avorter. Elle n’avorte guère. Il reveut l’enfant, mais aussi poursuivre à sa guise l’acharnement musculaire qui entrelarde de performances sa vie d’andouille.
Quoiqu’un peu rincée par les voltefaces de son couple, la fille Bernant couve, heureuse. La tendresse, c’est important, la tendresse, la vie, l’émotion, elle rêve de nager avec son enfant, flan contre flan. L’œstrogène est bonne came.
La fille Bernant devient mère.
Maintenant leur fillette a deux ans. Un matin de vacances, le jeune papa est ronchon. Il n’a pas aimé la légèreté de la fille Bernant quand, la veille, un chien a griffé leur voiture… Il rumine. Elles ont tant ri toutes les deux ! Une égratignure pas bien grave, disait-elle. La petite entraînée dans les rires de la grande … la grande ? La grosse plutôt ! Elle est toujours fatiguée pour baiser, elle ne se maquille même plus et ne pense qu’à rester assise, son enfant contre elle. Je vais la secouer, moi.
« Bon, nous on y va, on va à la voiture, t’as qu’à nous rejoindre, t’en finis plus ce matin ! »
La fille Bernant sent foirer l’espoir de vacances harmonieuses : prendre le temps de traîner en terrasse, dormir, se baigner, regarder le monde, flairer ce bébé doux, choisir des jolis habits aux couleurs gaies, ensemble rire à la vie.
Elle s’habille en hâte et sort à leurs trousses.
En fermant la porte de la location de vacances, elle entend un coup de frein. Elle se retourne et d’abord aperçoit l’autre con, une main sur son menton, l’autre sur la hanche, les yeux furieux et bloqués sur 4 chiures d’oiseaux qui maculent leur voiture. Outragé de caca sur capot, il a lâché la main de sa fille. Un bruit flasque achève celui des freins et la fille Bernant voit, chaussée d’une sandale rouge, une petite jambe détachée, propulsée en l’air, suivie d’une gerbe de sang et de morceaux de hachis. Le tee-shirt joyeux choisi plus tôt dans les rires et les bisous gît sous un pare-chocs dans un reste embrouillé de son enfant mort.
Tout en glissant dans un coton comateux avec acouphènes, la fille Bernant entend gueuler : « mais je croyais qu’elle me suivait ! ».
Pendant les premiers mois à l’hôpital, elle hurle tous les jours, à l’heure de l’accident, un cri de ventre arraché qui rend nerveux tous les soignants. Et le jour et la nuit, se fige la vision du fusil de son père, de face, deux trous noirs lisses et profonds en capacité d’arrêter les simagrées de la vie. Puis, elle sort de l’hôpital.
La fille Bernant se sent éviscérée.
Elle passe des heures dans la vieille tonne à canards, à contempler l’eau et sentir la vase. Ça l’apaise un peu, c’est une petite vie, elle s’y accroche et apprivoise l’idée de ne jamais nager flan contre flan, comme baleine et baleineau avec son enfant.
Elle regarde le martin-pêcheur, les aigrettes et les poissons.
Un jour, un grand tapage survient. L’autre con court au bord du fleuve, moulé d’arrogance et de lycra, pectoraux en avant, cul serré, souffle malodorant et propulsion de gerbes de sueur. Tout à sa débile performance, il dérange tous les lapins. La vision du fusil à face de mort revient.
Jour après jour, la fille Bernant attend.
Une tempête pluvieuse fait monter le niveau du cours d’eau et détruit quelques arbres. Maintenant, une grosse branche de peuplier se retrouve ballante, suspendue au-dessus du sentier du bord du fleuve par un tout petit morceau de bois.
Alors, la fille Bernant calcule, étudie le sens du vent, ajuste et recalcule.
Précédé de vacarme, le connard arrive. Elle tire.
Tandis qu’une fine grêle grise de plombs retombe alentour, le balancier de la branche décrit un arc de cercle parfait de chistera bien menée, fauche les jambes en sueur, soulève et projette l’engeance dans le remous violent et marron du fleuve en crue.
La fille Bernant regarde le connard s’agiter, hurler, battre l’eau et chercher l’air, puis couler comme un menhir.
En rangeant le fusil dans sa housse, la fille Bernant ricane toute seule et ce n’est pas sans une certaine émotion que je l’entends penser : quelle bonne idée de venir courir au bord de l’eau, décidément, l’exercice lui a toujours été profitable.

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Deuxième place 2023 : « De l’art d’accommoder les restes »

De l’art d’accommoder les restes

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires d’Évariste Carpentier, pilleur de tombes de son état – les remplissant à l’occasion – nécrophile par commodité, et nécrophage par obligation.

Eu égard à ces peu recommandables activités, Évariste Carpentier occupait, au début du siècle dernier, l’avantageuse profession de thanatopracteur dans une ville minière du nord de la France dont nous tairons le nom, afin d’épargner aux familles qui croiraient reconnaître, parmi les victimes évoquées ci-dessous, quelque ancêtre vénéré, les désagréments d’une longue et dispendieuse thérapie, ce qui constitue, soit dit en passant, un double pléonasme.

Le père d’Évariste Carpentier, et son grand-père avant lui, exerçaient l’honorable, mais néanmoins peu folichonne, profession de fossoyeur. Encouragé par une maman adorée qui ne supportait pas l’idée de voir son fils unique, et de ce fait chéri, ruiner sa vie et ses vertèbres à creuser la terre pour assurer l’éternel repos à de parfaits inconnus, le jeune Évariste se lança dans l’étude de l’anatomie et des théories de l’embaumement afin d’embrasser la carrière de thanatopracteur ce qui, dans son esprit et quelque part à juste titre, constituait une certaine forme d’ascension sociale sans pour autant déroger à la tradition familiale.

Il n’y avait pas de stage de troisième à l’époque, c’est donc, si l’on peut dire, en qualité d’auditeur libre que le jeune Évariste prit l’habitude d’accompagner son père dans ses funèbres activités, les jours où il n’avait pas classe. Comme la nature l’avait doté d’un esprit vif et d’un incontestable sens pratique, il ne fut pas long à réaliser que, quand on sait fermer un cercueil, on sait aussi comment l’ouvrir. Une première et malheureuse expérience lui apprit qu’accéder à un défunt reposant six pieds sous terre, même récemment enfoui dans un sol encore meuble, n’était pas chose facile, surtout lorsqu’on est seul à creuser. Bien plus intéressantes, à tous égards, étaient les orgueilleuses chapelles bordant l’allée centrale du cimetière, dernières demeures des plus anciennes et fortunées dynasties de la ville minière : banquiers, docteurs, ingénieurs et notaires. Une porte à crocheter, une dalle à soulever et sous les yeux émerveillés d’un Évariste ébaudi apparaissaient de riches cercueils en chêne massif qui, une fois ouverts, regorgeaient de colliers, broches et autres chevalières, à condition toutefois que les héritiers, par sentimentalisme ou parce que ces bijoux étaient pour eux quantité négligeable, aient jugé bon de les laisser au doigt, au cou ou au revers du, ou plus souvent de la, défunte. Lors de ces premières expéditions, il arriva même que le jeune homme, découvrant un corps féminin fraîchement inhumé, le dévêtisse de ses atours afin d’en revêtir sa maman adorée et, pour le coup, ravie. Il en conçut, tout d’abord, une certaine gêne et quelques vagues scrupules, qui s’estompèrent naturellement au fil du temps.
Pur produit, de par son origine sociale, de l’école laïque et républicaine de la Troisième République, le jeune homme, son brevet en poche, se lança à corps perdu dans les études, théoriques le jour et pratiques la nuit, qui lui permettraient de décrocher son diplôme de thanatopracteur ; il y parvint haut la main, à la grande fierté de ses parents éblouis et de quelques cousins et confrères éloignés qui firent, pour l’occasion, le déplacement depuis les cimetières de diverses villes minières lorraines, cévenoles et provençales. Outre une position sociale désormais établie, cette nouvelle situation conféra au jeune homme d’incontestables facilités dans l’accomplissement de ses activités parallèles. Tout en suturant les paupières, drainant les gaz et dénudant l’artère fémorale de ses patients, afin d’y injecter les huit litres de formaldéhyde nécessaires à la conservation du corps, selon une technique récemment mise au point, Évariste avait tout loisir d’inventorier les effets personnels du défunt, qu’il lui serait ensuite facile d’aller récupérer, par une nuit sans lune et idéalement pluvieuse, sous la dalle de l’une des imposantes chapelles de l’allée centrale du cimetière.

C’est alors qu’à la manière d’un coup de tonnerre dans un ciel clair, un évènement inattendu fit basculer la vie, jusque-là bien réglée, d’Évariste Carpentier. Celui-ci avait, plus tôt dans la journée, déshabillé, lavé, éviscéré, drainé et imprégné de formaldéhyde, le corps d’une jeune fille retrouvée l’avant-veille pendue au lustre de sa chambre d’enfant, conséquence malheureuse, à en croire la famille éplorée, d’une fatale alternance de phases d’exaltation et de langueur – on la dirait aujourd’hui maniaco-dépressive ou bipolaire, perdant ainsi en romantisme ce qu’on gagne en précision. Évariste n’était pas homme à se laisser distraire dans son travail mais, une fois celui-ci achevé, la jeune fille lui apparut tellement fragile et vulnérable avec sa peau diaphane, son cou gracile un tantinet tordu, et ses yeux clos sur on ne sait quel secret, qu’il se sentit submergé par un violent désir de lui apporter chaleur, tendresse et réconfort. Il convient de préciser, à ce stade du récit, qu’en dépit d’une relative réussite sociale qui en faisait un parti tout à fait honorable à l’échelle de la ville, Évariste, que la nature avait malencontreusement doté d’une scoliose sévère et d’une haleine dissuasive, était toujours, et semble-t-il pour longtemps, à l’âge avancé de trente-deux ans, irrémédiablement puceau. Perdant toute retenue, il s’allongea aux côtés de la jeune fille, la prit doucement dans ses bras et, de fil en aiguille sur ce corps recousu, connut, émerveillé, sa première fois, celle que l’on n’oublie jamais et dont on cherchera en vain à retrouver l’émoi tout le reste de sa vie.

Enivré par cet acte fondateur, et sans doute aussi faute de mieux, Évariste rendit ainsi, au fil des années, un dernier et vibrant hommage à moultes dames – et quelques jeunes messieurs – qui n’en demandaient sans doute pas tant – le seul inconvénient, somme toute mineur, de ces relations furtives étant le manque d’empressement dont faisaient preuve à son égard ses partenaires d’un, ou parfois plusieurs soirs. (Il arriva en effet que le pointilleux artisan prétextât, auprès de la famille d’une jeune personne particulièrement gironde, quelque détail à fignoler pour différer d’un jour ou deux l’inhumation du corps). Mais pour en revenir au manque d’enthousiasme de ses impassibles conquêtes, obstinément indifférentes à ses tendres assauts, Évariste s’en accommoda en les imaginant frigides – ou, éventuellement, anglaises.

Un bruit qui court finit, dit-on, par transpirer. Année après année, une rumeur persistante se répandit en ville, selon laquelle plusieurs jeunes et jolies créatures, héritières des plus grosses fortunes de la région, seraient décédées dans d’étranges circonstances après avoir ignoré la cour assidue de l’embaumeur, mais néanmoins accepté quelques invitations à prendre le thé. Un jeune commissaire, fraîchement émoulu, voulut en avoir le cœur net, et demanda l’exhumation des défuntes dans lesquelles, à sa grande satisfaction, on trouva des doses anormalement élevées d’arsenic. Mais Évariste fit valoir que cette substance était utilisée dans la préparation des corps, et les choses en restèrent là. Il en fut de même lorsqu’une autre rumeur mit en doute l’origine animale des fort beaux jambons et appétissantes côtelettes que le thanatopracteur ramena régulièrement à sa vieille maman pendant les périodes de disette qui marquèrent le début de ce siècle tourmenté. Mais là encore, on ne put rien prouver et la vie reprit paisiblement son cours.

Évariste Carpentier décéda à l’âge, plus qu’honorable pour l’époque, de 79 ans, emporté par un peu enviable cancer de la vessie sans doute provoqué par les émanations d’arsenic, donnant ainsi raison à l’adage selon lequel on est souvent puni par où l’on a péché. Nous ne le jugerons pas, car qui peut dire ce qu’il eût fait, en pareilles circonstances ? Nous ne le plaindrons pas non plus pour autant, car si l’on fait abstraction des très désagréables douleurs mictionnelles qui nuisirent gravement à la qualité de ses dernières semaines de vie, on ne pourra qu’adhérer aux propos du prêtre qui, au jour de ses obsèques, debout devant la fosse où son cercueil au couvercle scellé et solidement vissé – car on n’est jamais trop prudent – allait être descendu, déclara : « Au bout du compte et à tous points de vue, l’exercice lui a toujours été profitable ».

Jean-Pierre BEAUFILS

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Troisième place 2023 : « La dernière compétition de Marcus Taylor »

La dernière compétition de Marcus Taylor

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de la famille Taylor. Ou devrais-je dire les aventures macabres d’une famille aux mœurs douteuses et au sein de laquelle l’ambition surpasse de loin l’affection. Mais nous nous égarons. Revenons, si vous le voulez bien, sur ce réveillon de Noël 1964, dans le manoir de la famille Taylor. La famille s’est rapidement enrichie grâce à la carrière sportive de haut niveau du chef de famille, Marcus, avant que ses articulations vieillissantes ne l’obligent à prendre une prolifique retraite.
Marcus souffrait depuis plusieurs mois d’un mal qu’aucun médecin, marabout ou voisin auto-proclamé « scientifique » n’avait su identifier. Sa peau avait pris une couleur bleu-gris, ses dents se déchaussaient et son esprit divaguait dans un océan de folie. En ce soir de fête, son épouse, Clarisse, recevait ses hôtes, ses deux fils et leurs épouses respectives ainsi que sa cadette, avec un plaisir tout juste perceptible. Les hostilités avaient déjà commencé avant la fin de l’apéritif.
– Tu n’en as toujours eu que pour son argent, cria Arthur, l’aîné, à son plus jeune frère. Arrête de prétendre le contraire.
– Cesse tes jérémiades ! rétorqua l’intéressé. Si tu tiens tellement à lui, comment se fait-il que tu n’aies toujours pas trouvé de traitement à sa maladie ? Toi qui es le meilleur docteur de toute la région ?
– Arrêtez, les garçons, intervint Clarisse. Venez vous installer à table au lieu de vous comporter comme des enfants.
Avec un regard signifiant « nous n’en resterons pas là », Arthur s’installa à la droite de son épouse, enceinte jusqu’aux dents.
– Je vais voir si papa veut manger un peu de tourte à la viande, lança Sophie, la cadette de la fratrie.
Du haut de ses vingt ans, Sophie avait eu bien des difficultés à se lancer dans la vie active. Sa séparation récente l’avait conduite à revenir vivre chez ses parents, la honte serrée entre ses dents. Ce n’est pas plus de cinq minutes plus tard, interrompant une nouvelle dispute entre les deux frères, qu’un cri aigu résonna depuis l’étage. La famille entière se précipita dans la chambre du paternel, et constata que le bougre avait trépassé.
– Il est… mort ? demanda Annie, la femme d’Arthur.
– Si j’en crois le couteau planté dans sa poitrine, je dirais que oui, répondit Michel, le benjamin, non sans cynisme.
Sophie s’avança vers le cadavre.
– On dirait qu’il a fait une sorte d’allergie, marmonna-t-elle. Regardez son cou, il est tout gonflé. Tout comme sa langue.
– Voilà que nous avons un deuxième médecin dans la famille ! railla Arthur. Voilà enfin la solution à tes problèmes financiers, petite sœur.
Pour toute réponse, la jeune femme lui offrit un regard empli de mépris.
– Et ça, qu’est-ce que c’est ? intervint Tania, la femme de Michel.
Elle sorti un petit pochon en coton de dessous l’oreiller. Une intense odeur de lavande envahi la chambre.
– Papa était très allergique à la lavande, n’est-ce pas maman ? demanda Sophie.
– Tu sembles bien informée, rétorqua Arthur.
– Quelqu’un l’a étranglé ! s’exclama la veuve avec une voix aiguë, alors qu’elle dénouait le foulard en soie bleu nuit qui habillait son cou.
En effet, le tissu masquait tout juste une plaie circulaire, à vif, évocatrice d’une strangulation. Sur le côté droit, on devinait même la marque d’une chevalière carrée.
– Si je résume, ironisa Michel, père a été assassiné par strangulation, œdème allergique et poignardé ? Ça fait beaucoup pour un seul homme.
– Et par empoisonnement, ajouta Arthur, tendant la théière qui était restée sur la table de nuit.
Au fond du récipient flottaient dans un fond d’eau plusieurs fleurs aux pétales bleu-mauve : de l’aconit. Cela faisait effectivement beaucoup pour un seul homme.
– Mère ? interrogea Arthur. C’est bien vous qui préparez son thé ? Une explication ?
– Et toi, Arthur ? intervint Sophie. Ta chevalière est un peu trop grande ? Elle tourne sur ton doigt, non ?
L’intéressé fit machinalement rouler sa chevalière au chaton carré sur son majeur droit.
– Sophie, surenchérit Michel, la prochaine fois que tu souhaites assassiner quelqu’un, évite de prendre le coutelet que je t’ai offert à tes dix-huit ans.
– Et toi, rétorqua la jeune femme, tu aurais aussi pu réfléchir qu’avec ta femme qui travaille dans les champs de lavandes, tu étais un des principaux suspects !
– J’avais prévu de venir le récupérer, je te signale. Mais il a fallu que tu gâches tout en venant le poignarder. Tu parles d’une méthode discrète !
Les quatre assassins échangèrent des regards suspicieux, prêt à réagir au quart de tour si l’un d’entre eux venait à accuser l’autre. Comprenant progressivement ce qu’il s’était passé, la femme d’Arthur se laissa tomber mollement sur un fauteuil en velours, expulsant un nuage de vieille poussière.
– Bon, dit Arthur, brisant le silence, nous avons visiblement tous notre part de responsabilité ici.
– Voilà une belle preuve du manque de communication au sein de notre famille, railla Michel, cherchant du coin de l’œil un sourire encourageant de la part de son épouse, qui était devenue livide.
– Et que fait-on maintenant ? demanda fébrilement Sophie.
– Il fallait peut-être y penser avant de planter un couteau dans sa poitrine ? intervint la mère, agacée. Cela va être difficile de faire passer cela pour un accident. Cela fait des semaines que je prépare ce thé en veillant à ce que son état soit compatible avec une maladie. Et voilà que vous venez tout gâcher.
Le silence qui s’en suivit fut suffisamment éloquent pour que chaque membre de la famille travaille enfin de concert. Sophie alla chercher la plus grosse malle du grenier, Michel et Arthur s’étaient emparés l’un d’une scie, l’autre de ses outils de chirurgien. Enfin, la veuve et ses belles-filles ramassaient les linges souillés et les mettaient progressivement au feu, dans la cheminée du hall d’entrée.
Un telle cohésion que l’affaire était réglée en à peine une heure. Une lourde malle, c’est tout ce qui restait du malheureux Marcus Taylor, mort d’avoir été trop riche et d’avoir des descendants bien trop impatients.
Dans une dernière ironie, la famille décida de faire disparaître ces preuves au fond du lac sur lequel il avait passé tant d’heures à s’exercer à la natation, dans l’espoir de rafler le plus de médailles, et élever le rang social de sa famille.
– Voilà ! souffla Sophie après avoir péniblement lancé la valise au fond du lac, depuis l’un des canots familiaux.
– Sa dernière nage, lâcha Michel avec une émotion ostentatoirement feinte. Puisse-t-il gagner cette dernière compétition.
– Après tout, surenchérit Arthur, l’exercice lui a toujours été profitable.

Pauline KALAADJI

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Quatrième place 2023 : « Le crime dans le sang »

Le crime dans le sang

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de cet illustre inconnu que j’ai affublé du sobriquet NAR6. Son véritable nom sera officiellement publié par mes supérieurs à une date que j’ignore encore, car je ne leur communiquerai ce rapport qu’une fois mon œuvre achevée. Je suis à sa poursuite depuis plusieurs décennies et les résultats de mes investigations me permettent aujourd’hui de déterminer son rôle dans des évènements majeurs qui ont dramatiquement ébranlé notre monde. La barbarie des actes commis a provoqué l’horreur, la stupéfaction de l’humanité confrontée à l’impossibilité de répondre à cette question : comment est-ce possible ?

J’ai commencé à soupçonner son existence lors de mes recherches en 1985 sur « l’Ange de la mort d’Auschwitz » et ses expériences monstrueuses. Je me demandais alors comment un être éduqué, disposant d’une culture scientifique, pouvait ainsi sombrer dans l’abject. La traque s’est poursuivie avec l’examen du « boucher de Lyon » en 1991 dont les atroces actes de torture avaient été détaillés lors de son procès à Lyon. Les soupçons sont devenus certitude avec l’étude des crimes du régime khmer rouge et les constatations faites en 2020 sur son principal bourreau Kaing Guek Eav, alias « Douch », chef de la prison de Tuol Sleng à Phnom Penh ; je vous épargne la liste complète et macabre des autres auteurs de crimes contre l’humanité, dont j’ai pu prouver post mortem qu’ils avaient tous un lien avec NAR6.

– « C’est qui cet individu narcissique ? C’est bien ainsi que tu veux le qualifier avec cet acronyme ? »
– « Tu m’as fait peur Kate ! Je ne t’ai pas entendue arriver ; tu pourrais frapper, non ? Et je te signale que ça ne se fait pas de lire par-dessus l’épaule de son boss. »
– « Excuse-moi, j’ai vu de la lumière dans ton bureau et j’ai trouvé ça étrange à une heure aussi tardive. Alors ton Narcisse il a quel âge ? Il sévissait déjà durant la seconde guerre mondiale et était toujours en activité fin des années 70 ? Une sacrée carrière dis-donc !»
– « Désolé Kate, je dois vraiment terminer ce rapport, je t’en parlerai demain si tu veux. Mais toi, que fais-tu encore ici ? »
– « Je revérifiais une dernière fois notre papier qui doit partir demain à la revue Cell Genomics pour publication. Que penses-tu de l’accroche : la Harvard Medical School de Boston identifie deux gènes dont la délétion, c’est-à-dire une sorte de mutation dans laquelle ils perdent des segments chromosomiques, semble favoriser la schizophrénie. Les résultats sont très prometteurs … ? »
– « C’est parfait, mais je t’en prie, laisse-moi terminer ce rapport, bonne nuit ! »
– « A demain, Jeff ! »


En parallèle de nos études sur la schizophrénie, j’ai personnellement mené des travaux sur un gène « psychopathe XXL », un gène « criminel de guerre » dont le même phénomène de délétion rendrait les individus capables des pires atrocités. Et c’est ainsi que j’ai trouvé NAR6. Certains de mes collègues ont apporté leur pierre à l’édifice, sans en avoir une vue d’ensemble ; et sans connaître mon objectif ultime : l’élimination physique de tous les porteurs de ce gène. Ainsi le monde ne connaitra plus jamais de génocides et de crimes contre l’humanité comme nous en avons trop connus au vingtième siècle et au début du suivant. Plus de porteurs du gène NAR6, plus de monstres sanguinaires, de tortionnaires en série, plus de Mengele, de Douch, de bouchers rwandais…


L’arme qui me permettra de les éliminer sans risque de dommages collatéraux est déjà prête. Elle me vaudra sans aucun doute le prix Nobel de la Paix à défaut de celui de médecine. Créer un nouveau variant du coronavirus qui a sévi dans le monde pendant plus de deux ans a été chose facile. Je suis parti des souches les plus récentes, plus facilement transmissibles, mais aux conséquences moins dramatiques, du moins en général. Le vecteur élaboré attaque en revanche très sévèrement les individus porteurs de notre gène cible. Comme son degré de contamination est très élevé, il devrait couvrir rapidement l’intégralité du globe et décimera en peu de temps les futurs tueurs en série et autres potentiels auteurs de barbaries.


Demain sera une étape majeure et sans doute finale des aventures extraordinaires, mais surtout sanglantes de NAR6. Une sorte d’essai clinique du remède. Je vais pouvoir vérifier dans notre ville, cité importante des États-Unis, que mon virus se propage bien aussi vite que prévu, qu’il est anodin pour le commun des mortels. Statistiquement, il devrait néanmoins pouvoir cibler un ou plusieurs psychopathes et les anéantir rapidement. Mon équipe pourra analyser les personnes décédées de ce variant du coronavirus et s’assurer qu’elles sont bien porteuses du NAR6. Si tout fonctionne comme prévu, dans quelques semaines, je lancerai la phase de propagation du virus au niveau mondial.

– « Il est temps de rassembler les aérosols de mon essai clinique dans mon sac à dos ».


Un peu plus tard :
– « Michael, as-tu vu le boss ? J’ai le résultat de ses analyses et il ne va pas en croire ses yeux. Il est lui-même porteur du gène NAR6. »
– « Je l’ai vu se préparer ce matin et partir pour aller chercher son dossard. Tu sais bien que pour rien au monde il ne raterait le marathon de Boston. »
– « Je le trouve tendu ces derniers temps, ça lui fera du bien ; l’exercice lui a toujours été profitable. »

Henri JACQUEROUD

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Page 1 of 5

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén